Il reste d’autres indices d’authenticité à observer de plus près. En 1925, le texte de Delahaye a connu une nouvelle publication sous la forme d’un livre intitulé Souvenirs familiers et c’est une nouvelle version du poème qui nous est alors présentée. Le poème compte quatre vers supplémentaires où se rencontre un même art consommé des procédés hugoliens. Le trimètre par répétition avec proclitique à la césure : « J’ai mon fémur ! J’ai mon fémur ! J’ai mon fémur ! », s’inspire des audaces les plus avancées du théâtre hugolien et des Fleurs du Mal de Baudelaire. On retrouve cette pratique chère à Hugo et Verlaine des répétitions distribuées pour ainsi dire contradictoirement au plan métrique : « C’est cela que depuis + quarante ans je bistourne », « Ce fémur travaillé depuis quarante années ! » Les quatre vers supplémentaires remplacent précisément une ligne de points de suspension de la version de 1908, ce qui prouve que Delahaye avait eu d’emblée conscience de présenter un texte tronqué à cet endroit. Ajoutons que ces quatre vers favorisent l’équivoque obscène autour du mot « fémur ». Ces quatre vers auraient-ils été censurés en 1908, du vivant d’Isabelle ?
Le témoin de la vie de Rimbaud a fini par sacrifier la mention du premier hémistiche avec son occurrence verbale déroutante : « irruait ». Mais, ce qui doit attirer l’attention, c’est le toilettage de la ponctuation. Nous avons pu voir plus haut que, tant dans ces vers-ci que dans sa relation en prose, Delahaye proposait en abondance des points d’exclamation suivis de points de suspension « !... » ou « ?!... » Cette ponctuation sauvage est sanctionnée sur le texte imprimé de 1925, où apparaissent des points d’exclamation autosuffisants : « Apôtre ! », « des décavés / De nous ! », « chauve ! », « quarante ans de siège ! » Les guillemets disparaissent également. Seul Steve Murphy a songé à relever de telles variantes. En revanche, nous ignorons par quel tour de prestidigitateur, celui-ci peut soutenir que le trimètre « J’ai mon fémur ! J’ai mon fémur ! J’ai mon fémur ! » était transcrit : « J’ai mon fémur ! j’ai mon fémur ! j’ai mon fémur ! » en 1908, alors même qu’il admet que ce vers et les trois qui le suivent en 1925 étaient absents de la version initiale, comme il est facile de le vérifier ci-dessus. Dans tous les cas, ce toilettage est révélateur. Le poème témoigne de pratiques propres au dix-neuvième siècle et, si cette ponctuation enrichie est familière à la prose de Delahaye, va-t-on croire qu’il en usait indifféremment en fait de poésie en vers ? Ce manque de respect est plus probablement rimbaldien. A première vue, de telles audaces sont locales, peu abondantes même, sous la plume d’Arthur. Quelqu’un dira : « Zut alors, le faussaire serait bien un Delahaye autrement entreprenant que Rimbaud ! » Non, car cela est d’autant moins vraisemblable que deux poèmes rimbaldiens de L’Album zutique présentent un recours plus abondant à ce procédé particulier de ponctuation. Or, ce fameux Album zutique n’a été découvert que bien après les publications des Souvenirs familiers en 1908 et 1925 : Delahaye n’a donc pas pu s’inspirer du poème Exil dont cinq vers sur six se ponctuent par un point d’exclamation suivi d’un nombre variable de points de suspension : « !.... », « !.. », « !.... », « !.... », « !... », ni des Remembrances du vieillard idiot, autre poème satirique animé qui présente cinq exemples d’un tel type de ponctuation « !... », à quoi ajouter une variante avec point d’interrogation « Pardonné ?... » et sans doute aussi le cas tout de même bien particulier de la clausule, point d’exclamation plus point final : « et tirons-nous la queue !. » Selon Steve Murphy en 1999, Rimbaud « semble avoir inscrit des points de suspension après le mais qui n’apparaissent pas dans le fac-s. » La remarque nous paraît plus que jamais bien fondée. Il est désormais difficile d’en douter : Delahaye a réellement retranscrit un manuscrit rimbaldien !...
Enfin, dans son édition des Poésies, Steve Murphy a attiré l’attention sur la disposition des rimes. Il s’agit à l’évidence d’un poème en quintils. Quatre strophes nous sont finalement parvenues. Le premier quintil connu ne semble incomplet que pour les trois syllabes d’un nom de convention que Delahaye a préféré taire pudiquement. Mais, à s’en fier à la version de 1908, ce quintil débute par une proposition relative : « Dont la nef irruait… » Il nous manque donc le début du poème. Prétendue quasi-totalité du poème, la version de 1908 était amputée de quatre vers du troisième quintil connu : ne nous manquerait-il qu’un seul quintil initial ? Comment expliquer cette perte du début du poème, perte qui rappelle le cas d’un autre poème en quintils L’Homme juste dont il nous manque les vingt premiers vers ? Delahaye avait-il accès à un manuscrit mutilé ? Les feuillets du poème avaient-ils été séparés ? Le début du poème était-il transcrit en fin d’une lettre ayant disparu ? La pudeur suffirait-elle pour expliquer la non divulgation du début du poème ?
Pourquoi Delahaye a-t-il par ailleurs maintenu des lignes de pointillés après chacun des deux premiers quintils ? Il est pourtant tentant de lui faire confiance quand il prétend citer la quasi intégralité du poème. Etrangement, la fusion des troisième et quatrième quintils connus ne relève pas que du défaut d’impression de l’édition des Souvenirs familiers en 1925. Car, c’est en 1908 même que Delahaye a commis l’erreur de publier le dernier vers du troisième quintil connu en compagnie des quatre seuls vers connus du dernier quintil. Mal rimée, la « strophe » de 1908 était parfaitement hybride, mais nous ne pouvons manquer de reproduire ici l’état nouveau de 1925, dont on ne s’explique pas qu’il ne soit pas d’une correction achevée. Quatre vers inédits permettent le rétablissement d’un quintil entier, mais, de manière inexplicable, c’est le vers central du dernier quintil qui continue de manquer désespérément à l’appel. Ces quintils ont un schéma de rime du type ABABA. Fait non signalé par Delahaye, celui-ci a omis la mention d’un antépénultième vers avec une rime en « -nées » ! Ce vers absent figurait-il au bas du feuillet manuscrit ? Le feuillet était-il déchiré, altéré à cet endroit ? Y avait-il des raisons de ne pas divulguer cet alexandrin ? Delahaye l’a-t-il oublié en 1908, avant d’oublier de le rajouter en 1925 ? Encore une fois, il est impossible de rien résoudre en l’état actuel de nos connaissances. Les quatre vers inédits invitent tout de même à penser que Delahaye a consulté le manuscrit au-delà de 1908, à moins qu’il n’ait tenu en réserve ces quatre vers sur une transcription personnelle. Citons ce passage, mais aussi un extrait de la prose qui l’encadre et qui témoigne d’un remaniement important du texte :
[…] Dans une autre pièce, l’auteur du pamphlet républicain est pris à partie de façon bien plus rude. Il se trouve cette fois en présence de l’ennemi qu’il menace dans son influence, dans sa gloire, et ici je puis citer bonne part d’un morceau très amusant. Ecoutez cet homme qui accourt, essoufflé, haletant de fureur :
…………………………… Vous avez
Menti, sur mon fémur, vous avez menti, fauve
Apôtre ! Vous voulez faire des décavés
De nous ? Vous voudriez peler notre front chauve ?
Mais moi, j’ai deux fémurs bistournés et gravés !
………………………………………………………
Parce que vous suintez tous les jours au collège
Sur vos collets d’habit de quoi faire un beignet,
Que vous êtes un masque à dentiste, au manège
Un cheval épilé qui bave en un cornet,
Vous croyez effacer mes quarante ans de siège !
……………………………………………………....
Alors il se redresse, majestueux, superbe, il confond le Nord-Est et le pulvérise à jamais :
J’ai mon fémur ! J’ai mon fémur ! J’ai mon fémur !
C’est cela que depuis quarante ans je bistourne
Sur le bord de ma chaise aimée en noyer dur ;
L’impression du bois pour toujours y séjourne ;
Et quand j’apercevrai, moi, ton organe impur,
A tous tes abonnés, pître [sic !], à tes abonnées,
Pertractant cet organe avachi dans leurs mains,
Je ferai retoucher, pour tous les lendemains,
Ce fémur travaillé depuis quarante années ! (1)
Une telle littérature, bien qu’elle s’égayât aux dépens de ses adversaires ne captiva point M. N… Cela vraiment le sortait par trop de ses habitudes.
(1) On m’excusera d’expliquer une chose que tout le monde comprend. Il s’agit d’un « assis », vieillard obstiné à ne pas changer d’opinion et qui symbolise le Courrier des Ardennes ; il est resté si longtemps sur la même chaise que les bords du meuble ont « travaillé » ses fémurs comme le ciseau d’un sculpteur.
Cette note explicative de Delahaye montre bien qu’il ne maîtrise pas le sens du poème. S’agit-il d’un voile pudique jeté sur l’obscénité du recours au singulier « fémur » ? Une impression domine fortement. Tout se passe comme si le scripteur n’avait pas conscience d’avoir affaire à un poème en quintils. Les deux premiers sont séparés par des pointillés au lieu de simples blancs typographiques. Les deux suivants sont fondus l’un dans l’autre. Nous ne pouvons souscrire à la présentation du poème par Steve Murphy dans son édition des Poésies. Les deux derniers quintils sont annoncés par un texte en prose qui les isole des deux quintils précédents, tandis que les lignes de pointillés ne peuvent être clairement associées ni à une initiative du poète, ni à un état lacunaire du document. Enfin, ni en 1908, ni en 1925, Delahaye ne fait observer la lacune de l’antépénultième vers, lacune évidente au plan du schéma des rimes. C’est Steve Murphy seul qui a ciblé cette anomalie dans son édition de 1999, mais en l’accompagnant d’une note maladroite qui laisse penser que Delahaye lui-même nous avait averti : « Le poème semblerait être organisé en quintils (non-typographiques si l’on peut se fier à Delahaye) avec le schéma rimique ababa : un v. manque ainsi au dernier quintil à l’endroit indiqué. » Cette remarque critique révèle un penchant de Steve Murphy à croire en l’authenticité du poème. Toutefois, Delahaye n’avait rien remarqué du tout au plan de la versification du poème, ce qui ne contribue pas peu à épaissir le mystère de cette citation. Est-il possible qu’il n’ait pas eu accès à un document de première main ? Comment a-t-il pu ajouter quatre vers au poème ?
Pour ceux qui voudront proposer ces deux derniers quintils, nous oserons suggérer la transcription suivante (notez bien notre ponctuation hypothétique du trimètre !...) :
J’ai mon fémur !... J’ai mon fémur !... J’ai mon fémur !...
C’est cela que depuis quarante ans je bistourne
Sur le bord de ma chaise aimée en noyer dur ;
L’impression du bois pour toujours y séjourne ;
Et quand j’apercevrai, moi, ton organe impur,
A tous tes abonnés, pitre, à tes abonnées,
Pertractant cet organe avachi de leurs mains,
[…]
Je ferai retoucher, pour tous les lendemains,
Ce fémur travaillé depuis quarante années !
Inutile de continuer à songer à de pures inventions de la part de Delahaye. La question est de savoir qui possédait des manuscrits des « Immondes », celui d’un huitain de juin 71 à l’encontre de Desdouets (que Delahaye n’a pas daigné rappeler dans son livre de Souvenirs familiers de 1925) et un fragment de poème en quintils ? Delahaye ? Perrin ? Berrichon ? Verlaine ? Nouveau ? Un ardennais ? Où se trouvent aujourd’hui ces manuscrits ? Voilà de vraies et pour l’instant insolubles questions. Et quel grand manque de lucidité du public rimbaldien !... Quelle leçon !... Pour prendre les choses à tout le moins, cela nous a valu de laisser filer les manuscrits de deux poèmes inédits !…