Ayant fait cet été un circuit autour des lacs de l’Italie du nord, je suis allé de l’agréable lac de Côme à l’agréable lac de Lugano, puis j’ai passé le col du Saint-Gothard. Tous ceux qui s’intéressent à Rimbaud reconnaissent là le trajet que le poète a effectué au mois de novembre 1878, mais dans le sens contraire. C’était bien sûr l’occasion de relire la fameuse lettre de Gênes du 17 novembre 1878. Depuis les années 1980, cette lettre a suscité un intérêt grandissant. Mrs Borer et Jeancolas notamment y ont porté beaucoup d’attention. Tout récemment, M. Raymond Perrin a publié un livre entier sur cette missive. Dernière lettre connue de Rimbaud écrite en Europe, elle présente un intérêt sur le plan littéraire voire poétique selon certains, mais ce n’est pas l’objet de cet article. J’aimerais m’occuper simplement ici de l’édition de cette lettre.
C’est la première lettre de Rimbaud qui a été éditée. Elle le fut par Jean Bourguignon et Charles Houin (désormais JBCH) dans la Revue d’Ardenne et d’Argonne de septembre-octobre 1897. Grâce à Gallica, nous pouvons la lire. La seconde édition de cette lettre fut, elle aussi, publiée en 1897 par Berrichon dans sa première biographie de Rimbaud et une troisième eut lieu dans la correspondance calamiteuse que le beau-frère du poète publia en 1899. On ne sait pas aujourd’hui ce qu’est devenu le manuscrit détenu initialement par Isabelle Rimbaud qui passa par la suite dans la collection Matarasso. En 1967, l’Album Rimbaud donnait un fac-similé de la première page de la lettre qui en comportait quatre. Dans l’édition de la Pléiade d’Antoine Adam de 1972, il était écrit que la publication de la lettre provenait de la reproduction photographique du Musée Rimbaud. En 1989, dans son édition des Illuminations, Jean-Luc Steinmetz confirme cette reproduction complète au Musée Rimbaud, ainsi que M. Alain Borer en 1991 dans son édition de l’Œuvre-vie.
Cependant, en 1996, dans un article cosigné par Jean-Jacques Lefrère et Steve Murphy qui s’intitulait : « Vers une édition moins fautive de la correspondance de Rimbaud (1875-1891) », il était écrit : « Contrairement à ce qu’avance l’édition d’Antoine Adam (suivi par l’édition d’ Alain Borer), le Musée Rimbaud ne possède qu’un fac-similé de la page 1, et nullement une reproduction intégrale » (Parade sauvage N°13).
En 1997, M. Jeancolas ne publia que le fac-similé de la première page dans son édition des manuscrits des lettres d’Europe. Toutefois en 1999, l’édition Pochothèque de Pierre Brunel présentait une petite singularité. Il est absolument certain que Pierre Brunel a eu accès au fac-similé complet, compte tenu de ses annotations. Néanmoins, M. Brunel se contente d’écrire dans son appareil critique : « Fac-similé du début (jusqu’à « des ouvriers ») d’après un document photographique conservé au Musée-bibliothèque de Charleville ». Pourquoi M. Brunel ne signale-t-il pas l’existence d’un fac-similé complet puisque visiblement il l’a lu ? À moins qu’il n’ait eu la possibilité de consulter le manuscrit ?
En 2004, dans la collection « Bouquins », Louis Forestier reproduisait la lettre selon la transcription de l’édition d’Antoine Adam. M. Forestier mentionne seulement que la lettre à été publiée dans l’édition de 1899 de Berrichon. Il est le seul éditeur à ne pas signaler l’existence d’un fac-similé du manuscrit, pas même celui de la première page pourtant bien connue à cette date. En 2007, dans son édition de la correspondance de Rimbaud, Jean-Jacques Lefrère confirme son article de 1996 en écrivant : « Seul le fac-similé de la première page (jusqu’à l’affluence des ouvriers) est connu ». Il est suivi sur ce point par la récente édition de la Pléiade de M. Guyaux en 2009. Enfin, dans le livre consacré à la lettre que M. Perrin a publié en septembre 2009, il est écrit : « Ce qui est certain, c’est que le Musée Rimbaud ne possède aujourd’hui qu’une reproduction photographique du premier feuillet, reproduction d’abord présente dans l’Album Rimbaud de Matarasso et Petitfils en 1967. ». De plus, M. Perrin remercie, en tête de son livre, M. Alain Tourneux conservateur du Musée Rimbaud de lui avoir communiqué en 1991 cette reproduction.
Compte tenu de toutes ces contradictions et partant du principe qu’il était curieux qu’une seule photographie de la première page ait été confiée au Musée Rimbaud, je contactai M. Alain Tourneux, pour avoir des éclaircissements à ce sujet. Je lui ai bien précisé que je pensais que la totalité du fac-similé du manuscrit devait se trouver au Musée. M. Tourneux, qui a toujours été une providence pour les chercheurs, me répondit rapidement qu’il avait retrouvé à sa place et sans difficulté les photographies des quatre pages !! Le document qu’on lui a souvent demandé est celui, distinct, qui représente seulement la première page de la lettre. Mais ce qui compte à présent, c'est que nous disposons, grâce à M.Tourneux, d’une copie complète du manuscrit, ce qui permet de faire quelques commentaires concernant cette lettre.
La photographie du fac-similé de la seconde page de la lettre est publiée ici pour la première fois.
Mrs Borer et Jeancolas ont publié à diverses reprises la première page seulement. Aucune transcription de la lettre n’est totalement exempte d’erreurs. On savait déjà que celles de JBCH et Berrichon étaient fautives. Ainsi dans le fac- similé connu, il était écrit :
[…] le passage du Gothard, qu’on ne passe plus en voiture à cette saison, et que je ne pouvais passer en voiture.
Chez JBCH on trouve :
[…] le passage du Gothard, qu’on ne passe plus en voiture à cette saison, et que je ne pouvais passer en traîneau
Puis chez Berrichon :
[…] le passage du Gothard, qu’on ne passe plus en voiture à cette saison, et que je ne pouvais par conséquent, faire en voiture
La publication de la lettre par M. Lefrère est de loin la plus commentée parmi toutes les éditions de la correspondance qui reproduisent la lettre de Gênes. Elle mérite quelques remarques. J’observe d’abord que M. Lefrère n’indique pas la leçon qu’il a suivie pour la partie de la lettre dont il ne possédait pas le fac-similé. Après avoir dit dans sa biographie de 2001 que Isabelle Rimbaud avait laissé Jean Bourguignon la copier intégralement, il se ravise et écrit dans l’édition de la correspondance : « Isabelle Rimbaud avait communiqué une copie de la lettre aux auteurs ». Sans l’affirmer, Michel Drouin avait émis l’hypothèse d’une copie d’Isabelle Rimbaud pour la lettre de Gênes dès 1991. M. Lefrère est, sauf erreur, le premier éditeur de la correspondance de Rimbaud à écrire Hospental au lieu de Hospital en précisant en note qu’il s’agit du village d’Hospenthal. J’ignore pour quelle raison M. Lefrère a cru bon de faire cette correction. La leçon du manuscrit est cependant Hospital (voir le fac-similé ci-dessus). Il s’agit bien d’ailleurs du même village puisque Hospital est l’ancien nom de Hospenthal comme on peut le voir par exemple dans la description que Chateaubriand a donnée du passage du Saint-Gothard [1].
Cette question du nom du village nous vaut une interprétation originale de M. Perrin qui écrit : « Il est étonnant qu’il se trompe sur un lieu comme Hospenthal et il n’est pas indifférent qu’il baptise le village du nom de Hospital trahissant sa hantise de se retrouver dans un lieu redouté, l’hôpital, d’où il risquerait une fois de plus d’être renvoyé à la case départ ».
Il m’est possible à présent de répondre à une intéressante question de M. Lefrère. A un moment, Rimbaud parle de l’embêtement blanc du paysage de neige qu’il traverse. M. Lefrère écrit en note au mot embêtement : « Rimbaud a-t-il voulu éviter un mot plus fort ou l’a-t-il réellement employé ? On ne le saura que si l’autographe de la lettre devient un jour accessible ».Voyons ! Rimbaud aurait-il écrit à sa mère « emmerdement », par exemple ? Je vais peut-être décevoir M. Lefrère mais la leçon du manuscrit est bien embêtement.
Parmi toutes les éditions depuis 1972, il est clair que ceux qui semblent avoir eu accès à la photographie complète du manuscrit en ont donné une assez bonne transcription. Ainsi, l’édition de la lettre par Antoine Adam n’est pas mauvaise. Néanmoins, tous les éditeurs depuis cette date (comprise) se sont trompés sur un mot important à mon sens. Ils ont écrit « couvertures » au lieu de « couvertes » qui est la bonne leçon et ceci mérite un petit développement. Rimbaud a écrit :
« Le soir on est une trentaine, qu’on distribue, après la soupe, sur des paillasses dures et sous des couvertes insuffisantes. »
Il se trouve que le mot « couvertes» à l’époque de Rimbaud désigne les couvertures que l’on donnait à l’armée. Ce terme militaire est particulièrement bien choisi par Rimbaud qui veut donner pour le soir à l’hospice une impression de chambrée. C’est un procédé purement rimbaldien, le mot original, parfois même trivial, qui sonne juste. Chose curieuse, la leçon exacte « couvertes » a été donnée dans les deux premières éditions de la lettre. D’abord par JBCH en 1897 [2], puis par Berrichon la même année dans sa première biographie de Rimbaud. Berrichon remplacera couvertes par couvertures dans son édition des lettres en 1899 [3]. M. Lefrère a retranscrit dans son dernier livre « Correspondance posthume », les deux premières lettres de JBCH et Berrichon, sans respecter la leçon « couvertes » qu’il remplace par « couvertures ».
Certes, beaucoup d’autres remarques seraient à faire, mais dans le cadre de ce blog il convient d’être bref et j’ai déjà été un peu long…L’intégralité des photographies de la lettre fera l’objet d’une publication. Je remercie vivement M. Tourneux de m’avoir permis de donner une partie de la reproduction du fac-similé de la lettre sur mon blog.
[1] Je n’ai pas eu le temps de faire des recherches suffisantes pour savoir si en 1878 le village portait toujours le nom d’Hospital. Jusqu’en 1836 c’est le cas. Cette question mériterait d’être précisée. Quoi qu’il en soit, Rimbaud n’a pas inventé ou mal écrit le nom du village.
[2] M. Guyaux qui suit l’édition de JBCH pour les trois pages dont il ne connaît pas de fac-similé écrit cependant « couvertures ».
[3] Dans l’article Lefrère-Murphy de PS 13 cité on trouve aux variantes de cette lettre : « sous des couvert [ur]es insuffisantes » et on précise : « Berrichon a rayé [ ur ]. Pour une fois que Berrichon donne une leçon juste on l’accuse d’avoir « rayé » des lettres dans un mot ! Les auteurs oublient aussi pour cette variante la leçon exacte de JBCH.