Première photographie Carjat retouchée
avec " la marque de la famille" sous la lèvre inférieure
Dessin de Berrichon envoyé à Isabelle Rimbaud
Comme nous l’avons vu, (cliquer sur le lien bleu précédent pour lire la première partie) la polémique ou plutôt la controverse sur le portrait de Rimbaud par Garnier cessa le 28 juillet 1951 dans Le Figaro littéraire. Dans une lettre du 23 juin 1951, René Char écrit à un ami qu’on lui signale ce jour une « baveuse » dans Le Figaro littéraire à propos de Rimbaud. Il souhaite organiser une « contre-attaque unique et définitive avec quelques preuves solides pour empêcher que cette affaire pourrisse ». Il suggère que des amis écrivent au Figaro pour étayer la thèse de l’authenticité et « rapidement rétablir l’équilibre du pour et du contre, le contre étant trop nombreux ». Il souhaite aussi qu’une radiographie de la peinture soit faite d’urgence. Il ajoute : « il ne faut pas nous endormir ». On observe que René Char éprouve le besoin de donner des preuves solides et, pour cela, il demande que soit faite d’urgence une radiographie. On voit aussi que le poète de L’Isle-sur-la-Sorgue avait compris en son temps toute l’importance d’une stratégie médiatique dans ce genre d’affaires. Mais il ne réussit pas à faire publier d’autres articles puisque l’on sait que Le Figaro littéraire abandonna rapidement la polémique sur une interrogation.
Il fallut attendre le début de l’année suivante pour qu’une étude assez longue, mais très peu connue, soit faite par un certain Jules Lefranc dans un article intitulé : Encore Rimbaud ! publié dans la Revue Palladienne N°17. M. Lefranc expose des arguments qui l’amènent à penser que ce tableau ne représente pas Rimbaud. Cependant, il a fait des recherches et reconnaît qu’il existait bien en 1872 une entrée Bd d’enfer au cimetière Montparnasse, juste en face de la rue Campagne première, cette entrée ayant été supprimée par la suite. M. Caradec reprendra cette question en lui donnant quelques précisions, en 1989, dans un article de Parade sauvage intitulé : « Devant la porte du cimetière du Sud ». Toutefois, M. Lefranc accumule les raisons qui lui font douter que Rimbaud ait pu être représenté sur le tableau. Il s’étonne qu’on attribue ce portrait à un certain Alfred-Jean Garnier dont on ne connaît même pas l’écriture. Il se demande pour quelle raison le tableau est daté de 1873 au recto sur le portrait et de 1872 au verso au dos de l’exécution. Il reprend l’argument de la raie de la chevelure à droite, qui est à gauche dans les portraits authentiques. Il trouve que le nez retroussé de Rimbaud ne correspond pas à celui du portrait. Surtout, il note que Rimbaud, qui a une tête d’enfant en 1872, comme dans le portrait de Fantin-Latour à la même époque, « fait adieu à sa juvénilité » dans celui de Garnier. Il s’étonne que Rimbaud ait posé en plein hiver sur un trottoir. Il ajoute : « Est-il raisonnable d’admettre que ce jeune homme grave, correctement coiffé et habillé représente le bohême Rimbaud, qui vers le moment de son retour de Charleville (en mai) recevait de Verlaine les recommandations suivantes : Faire en sorte au moins quelque temps d’être moins terrible d’aspect qu’avant : linge cirage peignage, petites mines ? » M. Petitfils fit un résumé de la controverse dans le « Bulletin des amis de Rimbaud » en mars 1952. Il écrivit avec humour : « rien donc ne s’oppose a priori à l’authenticité de ce portrait, si ce n’est pour certains, le portrait lui-même… » M. Petitfils maintenait néanmoins que le portrait était ressemblant par « la particularité des boursouflures du bas du visage qui caractérisaient aussi la physionomie d’Isabelle. » Pourtant, sur cette dernière question, M. Petitfils va changer radicalement d’avis. Dix ans après, dans sa première biographie de Rimbaud, on peut lire : « Il semble que l’auteur, le peintre Alfred-Jean Garnier, ait fait une esquisse directe en 1872, puis qu’en 1873 (date du tableau au recto) il ait ajouté maladroitement une couleur pesante et blafarde, qui a supprimé toute ressemblance. » Ceci est confirmé dans l’Album Rimbaud de la Pléiade, cosigné par Pierre Petitfils et Henri Matarasso, où il est écrit à propos du portrait attribué à Garnier et présenté comme présumé : « On suppose que son croquis a été alourdi par la surcharge d’une peinture exécutée l’année suivante et qui a ôté toute ressemblance ».
En 1954, le portrait est montré comme présumé à l’exposition du centenaire. Il fut représenté au musée d’Orsay en 1991 avec comme légende du catalogue : (Alfred-Jean ?) Garnier, Rimbaud( ?), 1872-1873. On voit bien que, 40 ans après, la question de savoir si Rimbaud est représenté sur le portrait est loin d’être réglée. Dans la version que nous avons donné du tableau et qui est fidèle à l’original on observe, en outre, que Rimbaud n’a pas les yeux bleus. Sa coiffure ne correspond pas non plus à ce que nous savons de Rimbaud en 1872 par le portrait de Fantin-Latour et par les dessins de Verlaine où le poète de Charleville a les cheveux longs.
Toutefois, dans sa biographie de 2001, Jean-Jacques Lefrère est catégorique : « Ressemblant et authentique, ce portrait l’était pourtant, mais il ne correspondait pas à l’imagerie traditionnelle : c’est son principal défaut. »
Examinons à présent les deux points qui méritent d’être discutés ici : l’authenticité et la ressemblance.Commençons par le premier point et rappelons les données du problème. L’origine du tableau est inconnue. C’est pourtant un élément décisif dans l’authentification d’une œuvre d’art. L’auteur du portrait n’est nullement établi, comme le reconnaît d’ailleurs M. Lefrère. La date écrite au recto ne correspond pas à celle du texte au verso. Ceci laisse donc la place à l’hypothèse d’une inscription manuscrite apocryphe, faite après coup sur un tableau de 1873 qui représenterait une personne inconnue. N’oublions pas le contexte historique. On est très proche en 1951 du fameux canular de La Chasse spirituelle qui a débuté en 1949 et qui a duré de longs mois. Le Figaro littéraire avait publié quelques années auparavant une fausse carte postale de Rimbaud adressée à Ernest Delahaye et on a longtemps cru à son authenticité, jusqu’à ce qu’un collectionneur signale, dans la revue Parade sauvage, que cette carte relevait d’un modèle de production en série nettement postérieur. Alors, on s’est seulement rendu compte du caractère invraisemblable de cette blague et du problème d’anachronisme qui concernait l’adresse de Delahaye. Un portrait de Rimbaud par un certain Jef Rosman était aussi apparu peu avant dans les colonnes du Figaro Littéraire qui fut aussi contesté à l’époque. Il partage avec le tableau attribué à Garnier ce fait artistique rare du morceau de bravoure littéraire où le peintre n’oublie pas de préciser scrupuleusement dans le détail le moment et l’endroit de son exécution. De même, l’identité du peintre Jef Rosman n’a jamais été clairement établie. On comprend alors le titre de l’article de Jules Lefranc : Encore Rimbaud ! Par ailleurs, pour le Garnier, aucune expertise n’a été réalisée. Comme nous l’avons vu, René Char voulait à l’époque de la controverse dans le Figaro littéraire faire une radiographie du portrait, mais celle-ci ne fut jamais exécutée. Il ne nous paraît pas possible d’affirmer ainsi l’authenticité du tableau dans de telles conditions.
Passons à la question de la ressemblance qui est peut-être la plus intéressante. Dans le Cahier de l’Herne de 1993, on trouve dans la « Chronologie de Rimbaud et du rimbaldisme », à la date de 1951 : « René Char et Jacques Dupin font reproduire et présentent dans Le Figaro littéraire, un portrait inconnu de Rimbaud, d’Alfred-Jean Garnier, si peu ressemblant que, malgré l’inscription au verso, il restera présumé ».
En effet, pour quelqu’un qui a en face de lui les portraits authentiques de l’époque, à savoir les photographies Carjat et le portrait de Fantin-Latour, il saute aux yeux que le Garnier ne leur est pas ressemblant. Pour quelles raisons M. Lefrère va-t-il à contre-courant d’un fait qui semble évident ? Le mieux est de lui laisser la parole : « Garnier n’a gommé ni les lèvres épaisses, ni les boursouflures et les méplats du bas du visage des Rimbaud : la marque de la famille selon Julien Gracq ». Quelle est au juste cette marque de famille selon Julien Gracq ? Voici ce que l’auteur du Rivage des Syrtes dit exactement : « Rimbaud. Je regarde ses portraits d’adulte, ceux d’Isabelle, de Vitalie. La marque de famille, les bosses et les méplats rudes de la souche paysanne, sont là, tout-puissants, accentués par l’âge, imprimés au nez, au menton, aux pommettes, d’un pouce dur. » (En lisant, en écrivant, 1981). On voit donc que Julien Gracq n’a pas songé à une des photographies de Carjat, mais qu’il s’est fondé sur les photographies d’adulte, c'est-à-dire africaines de Rimbaud, qui, au demeurant, sont floues (l’une d’elle est retouchée) et ne permettent pas de distinguer correctement les traits du visage, comme l’a maintes fois souligné M. Lefrère lui-même. L’argument résolument subjectif de Julien Gracq est donc exploité de manière contradictoire par M. Lefrère. Qui plus est, on retrouve sous sa plume l’argument complètement abandonné par M. Petitfils qui parlait de boursoufflures du bas du visage caractérisant aussi le visage d’Isabelle Rimbaud. C’est ici que cette question devient passionnante. On sait que Berrichon qui n’avait pas connu Rimbaud avait voulu réaliser un buste du poète. Or, nous savons exactement par sa correspondance avec Isabelle Rimbaud comment il envisageait cette question.
Aux environs du 31 décembre 1896, Isabelle Rimbaud écrit à son futur mari une lettre capitale pour la connaissance de l’iconographie rimbaldienne. Elle remercie Berrichon pour l’envoi d’un dessin qu’il a réalisé d’après la première photographie Carjat : « Vous dessinez comme vous écrivez : ce portrait d’Arthur est vivant. Je crois seulement que vous l’avez un peu rajeuni, qu’il n’avait pas les joues si pleines ; mais c’est peut-être moi qui me trompe. »
A cela, Berrichon répond le 2 janvier par une explication étonnante : « Ce dessin d’essai que vous trouvez rajeuni, ne l’est, rajeuni que par système ; il ne devait être qu’une impression documentaire pour le sculpteur de la figure synthétique. Et d’ailleurs, une entrevue avec Madame Rimbaud et avec vous était surtout dans le but d’une documentation aussi relativement à cette pourtraicture [sic] : l’air de famille au moins ! »
Dans cette réponse capitale, on comprend l’énigme du premier portrait Carjat qui paraît si jeune et que Berrichon a justement retouché, et on comprend aussi que le « système » Berrichon soit devenu le « système » Lefrère. De même que Berrichon a pétri le visage de Rimbaud en se fondant sur l’air de famille, de même Jean-Jacques Lefrère veut nous imposer ses visages de Rimbaud selon le même principe . Ainsi écrit-il dans La Quinzaine littéraire à propos du portrait d’Aden : « Le bas du visage est sans doute ce qu’il y a de plus caractéristique, avec ce menton un peu lourd rond et volontaire à la fois, que l’on voit aussi sur les photographies d’Isabelle Rimbaud, avec ces renflements sur les joues de part et d’autre de la bouche, et ces deux méplats sous la lèvre inférieure - tous méplats et boursouflures qui apparaissent sur plusieurs autres portraits de Rimbaud et que l’on retrouve également chez sa sœur : ce que Julien Gracq appelait la marque de la famille .» Mais enfin, que sont exactement ces méplats sous la lèvre inférieure et quelle est cette marque de famille ? On a vu que M. Lefrère cite Julien Gracq un peu par pose. On sait que Gracq parlait des portraits d’Afrique. En vérité, on ne peut comprendre le raisonnement de Lefrère qu’à partir du premier Carjat retouché par Berrichon. Car il faut le dire, M. Lefrère fait l’impasse complète dans ses écrits sur les retouches de Berrichon. Dès lors, on ne peut comprendre les méplats et boursoufflures qu’en se fondant sur le portrait retouché de Berrichon où précisément les traits du bas du visage sont fortement accentués, comme l’a remarqué François Ruchon il y a plus de soixante ans. Celui-ci s’appuyait à la fois sur la reproduction du portrait Carjat donnée par Delahaye en 1906 et présentée avec un commentaire qui parlait de « ressemblance absolue », et aussi sur la correspondance Isabelle-Berrichon qui montre les libertés que ce dernier prenait avec l’image de Rimbaud. Mais voici que le rapprochement entre le premier et le dernier biographe trouve ici une stupéfiante prolongation. On savait que le texte de la correspondance de Rimbaud avec sa famille, publié par Berrichon, était lourdement fautif. Or, voici que celui de Lefrère, comme par contamination le devient : ainsi, dans l’extrait de la lettre d’Isabelle que nous avons cité, un passage entier a sauté. Voici le texte donné par Lefrère avec le passage manquant rétabli entre crochets : « Vous dessinez comme vous écrivez : ce portrait d’Arthur est vivant. [Je crois seulement que vous l’avez un peu rajeuni, qu’il n’avait pas les joues si pleines ; mais] Mais c’est peut-être moi qui me trompe. » Suppression qui n’est pas anodine et qui ne permet plus de comprendre l’échange entre Isabelle et Berrichon. A cela s’ajoute le fait que Lefrère ne reproduit pas le dessin qui justement est en jeu ici, et qui avait été reproduit dans un article de La Revue d’Ardenne et d’Argonne de janvier-février 1897. M. Lefrère reproduit l’article dans son livre Correspondance posthume. Il publie toutes les illustrations qu’il énumère à la note 1 page 522 de son dernier livre. Toutes, sauf le dessin de Berrichon ! Mais les liens étroits qui se sont tissés entre Lefrère et Berrichon vont trouver leur aboutissement dans ce qui est réellement une farce. M. Lefrère va accuser Berrichon d’avoir commis une imposture précisément sur le portrait de Rimbaud ! Selon lui, il aurait fait un faux Fantin–Latour, pourtant signé et daté par l’auteur en 1872 ! J’ai expliqué les erreurs de raisonnement de M.Lefrère dans un article du Magazine Littéraire du mois de juin 2010. J’ai choisi ce dessin rehaussé à la gouache de Fantin-Latour comme emblème du site Rimbaud ivre pour lui redonner sa place dans l’iconographie rimbaldienne.
Je remercie vivement M. Steve Murphy, M.Alain Tourneux et Madame Véronique Thomé, conservateur à la Bibliothèque centrale des musées nationaux, pour m’avoir communiqué des documents très difficiles d’accès.