jeudi 25 novembre 2021

Rimbaud et Charles Cros


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Après avoir été reçu par Verlaine aux environs du 15 septembre 1871, Rimbaud fut reçu par Charles Cros le mois suivant au 13 de la rue Séguier. En témoigne une lettre restée longtemps inédite de Charles Cros à Gustave Pradelle datée du 16 novembre. Cette lettre qui faisait partie de la collection Bérès fut révélée il y a dix ans par Jean-Jacques Lefrère. On y apprend que Charles Cros s’occupait d’une souscription pour fournir au jeune poète une petite rente.Voici cette lettre :



Paris le 6 Nov. 1871.

Mon cher ami,

Vous avez dû recevoir ma dernière lettre que je vous écrivais deux jours avant d’avoir reçu celle que vous m’avez fait tenir par Camille. La mienne était bien cependant la réponse à la vôtre.

Rien n’est beaucoup changé ici depuis lors ; sauf que je suis établi charbonnier agglomérateur rue Séguier 13. J’ai loué là, à la faveur de Chousy un appartement où j’ai mis quelques bibelots.

Pendant presque tout la moitié du mois dernier j’ai logé Arthur Rimbaud, je le nourrissais à mes frais, ce qui m’a mis fort en retard pour l’instant. Aussi j’ai imaginé de faire à quelques-uns du groupe, une petite rente à ce nourrisson des muses. Banville a apporté chez moi pour ledit Rimbaud des lits, matelas, couverture, draps, toilette cuvette etc etc. puis Camille, Verlaine, Blémont et moi nous donnons chacun quinze francs par mois et je vous demande si vous pouvez en être avec nous. La souscription a commencé à partir du 1er novembre. Je regrette de n’avoir pas de ses vers à vous envoyer mais je suis sûr que vous les trouverez beaux. Les vers de Mallarmé vous en donneront une vague idée.

Mes affaires particulières vont à peu près dans le même état, sauf qu’ayant retrouvé Chousy je ne tire plus la queue du diable.

Vous pouvez m’écrire directement 13, rue Séguier, il n’y a plus aucun danger pour moi.

Je n’ai encore rien fait pour la publicité de mon dernier travail. Je suis comme tout le monde, ici dans une grande apathie, et vous ne vous doutez pas de l’effort immense de volonté qu’il me faut faire pour écrire.

Excusez-moi donc, mon cher Pradelle, de m’arrêter court, n’ayant plus rien à dire

Votre ami dévoué Charles Cros


Parmi ceux qui participent à la rente il y a bien sûr Verlaine, Camille Pelletan qui était poète avant d’être un homme politique connu, et Emile Blémont qui était le directeur de la Renaissance littéraire et artistique qui possédait le manuscrit du sonnet des Voyelles.


Cette lettre montre bien que les relations entre Rimbaud et Charles Cros étaient très bonnes à cette date du 16 novembre 1871. De plus c’est à cette époque que Rimbaud participa à l’Album zutique qui était à l’initiative de Cros. Cependant, selon divers témoignages les relations se sont détériorées entre les deux poètes par la suite quand Charles Cros s’était rendu compte que Rimbaud avait déchiré des pages des livraisons de la revue L’Artiste où figuraient des poèmes que Cros destinait à la publication de son livre : Le Coffret de santal.




Cet ouvrage fut publié le premier avril 1873. Verlaine et Rimbaud qui étaient à Londres à cette date en furent informés par la Renaissance littéraire et artistique qui avait donné le seul compte rendu connu de ce livre le 22 juin 1873. Verlaine, 3 jours après, demandait à Blémont de contacter Cros et Lemerre ( dépositaire et coéditeur du livre) de faire le nécessaire pour lui envoyer le Coffret. Observons qu’Une saison en enfer fut écrite juste après la publication du Coffret puisque Rimbaud précise qu’elle fut écrite d’avril à août 1873. Cros qui était sans le sou à ce moment avait tout de même trouvé un éditeur à Nice qui imprima le livre et avait donné 350 exemplaires à Lemerre en dépôt et l’avait financé pour qu’il soit coéditeur. On se demande si ce n’est pas cet exemple qui a donné à Rimbaud l’idée de faire imprimer son livre en Belgique, dans l’espoir qu’il pourrait trouver une librairie qui accepterait de garder en dépôt les 500 exemplaires de la Saison. Sans ce dépôt le livre ne pouvait recevoir aucun commentaire dans la presse. On regrette que Rimbaud n’ait pas réussi à faire connaître son livre alors que les exemplaires étaient imprimés. 


Il est certain que Verlaine et Rimbaud se sont intéressés au Coffret de santal, mais il faut replacer cette publication dans son contexte. Un peu plus d’un mois après la publication du Coffret, Verlaine se disputait avec Rimbaud et laissait en plan son ami. On était le 4 juillet. On sait que le coup de révolver eut lieu à Bruxelles le 10 juillet. Détail amusant Cros donnait deux conférences à Paris le 9 et 11 juillet. Verlaine fut arrêté par la police belge et amené à la prison de Mons. 



Quand on examine les poèmes du Coffret de santal, le poème intitulé : Chant éthiopien pose un problème très intéressant. Louis Forestier signale dans la Pléiade de Charles Cros à propos de ce poème : « le vers de neuf pieds avec césure au quatrième est celui du fameux Art poétique de Verlaine composé à Mons en 1874. Il n’est pas exclu que Verlaine ait emprunté à Cros le schéma de ces vers nonipèdes. »

En effet, le vers de neuf pieds avec césure au quatrième n’existait pas avant ce poème de Charles Cros. Verlaine, l’utilise semble-t-il après Charles Cros dans son Art poétique. Cependant Verlaine en avait déjà donné un exemple en 1872 dans son poème Chevaux de bois. Il est incontestable que l’existence de cette césure provient de la publication du traité de Banville qui était connu depuis novembre 1871 comme je l’ai montré. Il en résulte que Charles Cros a été lui aussi influencé par le traité de Banville qu’il connaissait d’ailleurs très bien.On ne sait pas si c’est Charles Cros qui a influencé Verlaine, mais on observe que le groupe Charles Cros, Verlaine, Rimbaud devait communiquer sur les problèmes de métrique soulevés par Banville.

Sur ce sujet on peut voir mon article sur l’Art poétique de Verlaine, ainsi qu’un article important de David Ducoffre publié sur mon blog qui parle notamment du poème : Chant éthiopien.

samedi 13 novembre 2021

Rimbaud et la Commune par Franck Delaunoy


Ça va mieux en le montrant

« …vite, car dans huit jours je serai à Paris, peut-être.»

Arthur Rimbaud, lettre à Paul Demeny datée du 15 mai 1871


Tout est dans le peut-être, bien entendu. Les sympathies de Rimbaud pour la Commune ne sont plus à démontrer non plus, d’accord : écrits furieusement communalistes et témoignages concordants abondent.

Mais ça va tout de même mieux en le montrant !



Homonymie ? Eichembaule se lit en fait Eichenlaub, l’orthographe est attestée par plusieurs autres documents d’archives conservés sur la Commune. Mais rien pour l’heure pour confirmer l’identité du Chat des monts rocheux. Théophile Eichenlaub, né à Strasbourg, décède à 30 ans sur les barricades de la Commune, le 16 mai 1871, la semaine précédant celle dite sanglante. Soit le lendemain de la lettre à Demeny.

Rimbaud, chef du 88e Bataillon fédéré durant la semaine sanglante, à la faveur du décès de son commandant la semaine précédente ? A cette époque de la semaine sanglante provoquée par l’entrée dans Paris insurgé de l’armée versaillaise - 21 mai 1871 -, les historiens relèvent une désorganisation des Bataillons fédérés : ceux-ci tendent à se dissoudre, les Combattants fédérés parisiens retournant défendre, dans leur quartier et contre les versaillais, la barricade de leur rue.

Pour défendre une barricade durant la semaine sanglante, avait-on davantage besoin d’un grand stratège que d’un poète furieusement exalté, fût-il dans sa seizième année seulement ? Des Bataillons d’enfants insurgés ont également pris part au Combat. Pour des bravoures plus violentes qu’un chaos polaire ?

« Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. »

Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus

Source : Service Historique de la Défense, site du Château de Vincennes, cote GR 8 J 577. Le document recense les chefs de bataillons fédérés dans le cadre de l’instruction, par les Conseils de guerre, des événements de l’Insurrection. Il est donc établi après mai 1871, à charge contre les acteurs de l’Insurrection, sur la base de dénonciations et de documents très divers, et épars à ce qu’il nous semble – ceux qui n’ont pas brûlé durant les Evénements.

Franck Delaunoy & Paul II de Tarse



C’est Louis XIV sur le cheval au fond ! Mais est-ce que c’est Lui dans la boîte devant ?

oOo


dimanche 7 novembre 2021

Rimbaud et Salammbô

 

DR.

Le Mucem à Marseille propose en ce moment une remarquable exposition sur Salammbô, le célèbre  roman de Flaubert. On y montre quelle fut l’influence de ce roman sur les écrivains et artistes en y dévoilant notamment des oeuvres picturales inspirées par Salammbô.


Rappelons que le roman de Flaubert se situe trois siècles avant JC. C’est un ouvrage qui plongeait les lecteurs dans un monde qu’ils ne connaissaient pas et qui est  loin de celui de Madame Bovary. Flaubert dit avoir voulu fixer un mirage. La scène se place principalement à Carthage. Flaubert reconstitue cette ville dont il n’avait que des connaissances archéologiques. Les scènes qu’il décrit sont celles de batailles d’une très grande violence où les corps sont déchiquetés où les cadavres abondent. Certaines descriptions sont atroces. 


Il se trouve que la dernière lettre de Rimbaud récemment révélée nous plonge dans l’univers du  livre de Flaubert.


Dans cette lettre à Jules Andrieu, Rimbaud explique qu’il a en tête un ouvrage historique qui se situe à une date très ancienne. Il veut compulser des travaux d’archéologie. Il demande à Andrieu une date de paix sur l’ensemble Grec-Romain-Africain. Il pense à des illustrations  et il précise : « dates plus ou moins atroces : batailles migrations, scènes révolutionnaires : souvent un peu exotiques ». Exotique : c’est bien ce que Flaubert a voulu faire dans son ouvrage : dépayser ses lecteurs.


Mais il y a mieux. Le poète cite nommément Salammbô. Voici le passage concerné de la lettre :


En peu de mots (!) une série indéfinie de morceaux de bravoure historique, commençant à n’importe quels annales ou fables ou souvenirs très anciens. Le vrai principe de ce noble travail est une réclame frappante ; la suite pédagogique de ces morceaux peut être aussi créée par des réclames en tête de la livraison, ou détachées. — Comme description, rappelez-vous les procédés de Salammbô : comme liaisons et explanations mystiques, Quinet et Michelet : mieux. Puis une archéologie ultrà-romanesque suivant le drame de l’histoire ; du mysticisme de chic, roulant toutes controverses ; du poème en prose à la mode d’ici ; des habiletés de nouvelliste aux points obscurs. – Soyez prévenu que je n’ai en tête pas plus de panoramas, ni plus de curiosités historiques qu’à un bachelier de quelques années — Je veux faire une affaire ici.

On est en droit de se demander si Rimbaud n’a pas été, préalablement à cette lettre, inspiré par Salammbô dans son oeuvre. Au moment où il écrit à Jules Andrieu la Saison en enfer est écrite. Comme je l’ai montré, les Illuminations ont été mises au net avec Germain Nouveau en janvier-février 1875 à Charleville. Il serait utile de rechercher quels textes du poète peuvent être inspirés par Salammbô. Mais c’est une autre affaire !