Nous avons vu dans un précédent article que le poème Les Corbeaux a vraisemblablement été composé dans les premiers mois de l’année 1872. Il pourrait avoir été remis avec un manuscrit de Voyelles à Emile Blémont, avant même que sa revue La Renaissance littéraire et artistique ne vît le jour. La composition date en tout cas au plus tard du mois d’avril. Une rédaction en mai ou juin est fortement improbable étant donné la concurrence de nombreuses autres compositions, l’évolution métrique du poète et les tensions naissantes avec les dirigeants de la revue. Dans les premiers mois de l’année 1872, les souffrances des deux guerres sont toujours d’actualité. La revue de Blémont prône une « renaissance ». La patrie désire sa revanche contre l’Allemagne pour lui reprendre l’Alsace et la Lorraine. En même temps, les procès contre les communards se poursuivent, ainsi que les déportations. Pour s’indigner de la condamnation des pétroleuses diabolisées, Rimbaud compose Les Mains de Jeanne-Marie. Il ne serait pas étonnant que le poème du don de vie à la revanche communarde « Qu’est-ce pour nous, mon Cœur,… » date de la parution en avril du recueil L’Année terrible de Victor Hugo. L’appel à un temps « Où les cœurs s’éprennent » dans Chanson de la plus haute Tour est probablement une commémoration communarde du mois de mai : il pourrait s’agir d’une raillerie contre le poème Plus de sang de François Coppée qui critiquait, publié en plaquette en avril 1871, les hommes de la Commune et leurs barricades :
[…]
A Vanves, à Neuilly, mitraille et balles pleuvent,
Hélas ! et c’est pourquoi tous ces cœurs qui s’émeuvent,
Ces larmes dans tous les regards.
Malgré une tradition éditoriale qui a longtemps maintenu le poème Les Corbeaux parmi les créations de l’hiver 70-71, beaucoup de rimbaldiens ont su comprendre que nous avions affaire à une œuvre communarde qui distinguait les « morts d’avant-hier » de la guerre francoprussienne de victimes communardes de la veille,
[…] ceux qu’au fond du bois enchaîne,
Dans l’herbe d’où l’on ne peut fuir,
La défaite sans avenir.
Les deux premiers sizains décrivent l’hiver d’un pays marqué encore par le traumatisme de la guerre. Il est d’emblée question d’un monde sans chaleur, en pleine crise d’abattement. Le monde est sans fleurs et l’allusion à cette forme de prière qu’est l’angelus assimile les corbeaux à des messagers de tristesse et désolation. Toutefois, le second sizain révèle le caractère rassurant de cette armée d’oiseaux qui sait se montrer combative (« Les vents froids attaquent vos nids ! »), conquérante (« dispersez-vous ») et unie (« ralliez-vous »). A cette aune, ils semblent de fiables messagers de Dieu qui encouragent à la renaissance du pays. Cette image de force est inévitablement surimposée à la vision des dégâts causés par la guerre (« Sur les fossés et sur les trous »).
Seigneur, quand froide est la prairie,
Quand dans les hameaux abattus,
Les longs angelus se sont tus…
Sur la nature défleurie
Faites s’abattre des grands cieux
Les chers corbeaux délicieux.
Armée étrange aux cris sévères,
Les vents froids attaquent vos nids !
Vous, le long des fleuves jaunis
Sur les routes aux vieux calvaires,
Sur les fossés et sur les trous
Dispersez-vous, ralliez-vous !
Limpide, le troisième sizain exprime avec une certaine emphase exagérée (tournures solennelles et assonances ou allitérations bien appuyées) le sentiment patriotique du français meurtri par la défaite contre la Prusse. Il est impossible de ne pas supposer un recul ironique à la lecture d’un vers aux échos si osés : « Pour que chaque PaSSANt rePENSe ! » L’injonction brute : « Sois donc », l’exclamation : « Ô notre funèbre oiseau noir ! » ou le groupe nominal : « le crieur du devoir », autant de traits qui font songer à une parodie de rhétorique nationale. Le phrasillon « n’est-ce pas » a déjà une telle implication sarcastique dans le « vieux Coppée » Ressouvenir de l’Album zutique.
Par milliers, sur les champs de France,
Où dorment des morts d’avant-hier,
Tournoyez, n’est-ce pas, l’hiver,
Pour que chaque passant repense !
Sois donc le crieur du devoir,
Ô notre funèbre oiseau noir !
Il faut se garder de confondre ce ton persifleur avec un rejet pur et simple de cette pensée pour les défunts. Il est clair que la subordonnée relative : « Où dorment des morts d’avant-hier », doit rappeler à tout lecteur de Rimbaud le sonnet du Dormeur du Val. Dans les morts français de cette guerre contre la Prusse se mêlent des sensibilités politiques diverses. Il ne faut pas oublier que cette guerre commencée pour consolider l’Empire a été poursuivie au-delà du 4 septembre pour défendre la République. Il ne faut pas négliger non plus la complexité des réactions. Nous ne dresserons pas ici les portraits communeux divergents de Rimbaud, Verlaine et Charles Cros au fil des événements (juin-juillet 1870, 4 septembre, 18 mars). Ce qu’il importe de comprendre, c’est que, pour Rimbaud, les « morts d’avant-hier » sont avant tout ceux d’une cause républicaine trahie par la capitulation de janvier 1871, puis par la répression et le massacre des communards. La République en 1871 et 1872 paraît bel et bien menacée par l’emprise de politiciens et militaires réactionnaires liés au clergé et aux courants monarchistes.
Le quatrième et dernier sizain nous confirme qu’il n’est pas question d’un rejet pur et simple, mais qu’il s’agit de réorienter l’état d’esprit. Le discours officiel oublie complètement que sa commémoration se fonde sur une négation de la part communarde du sacrifice consenti. Bien qu’ils furent dans la continuité de l’élan des Parisiens qui ne voulaient pas de l’amnistie et qui auraient souhaité continué la guerre contre la Prusse, les communards sont accusés d’avoir montré le spectacle affligeant d’une guerre civile au lieu de s’unir nationalement et dignement dans le mépris du triomphateur étranger. Pourchassés, condamnés, déportés, les communards peuvent difficilement participer à une écriture plus objective de l’Histoire en 1872. C’est le sens du poème Les Corbeaux qui se moque de la porosité d’un certain discours d’édification nationale, en opposant le souvenir des massacres du mois de mai 1871 qui font nécessairement tache dans un projet de consécration républicaine. La vision du printemps a été Semaine sanglante pour des milliers de Parisiens qui n’étaient pas moins républicains que ceux qui se rallièrent au parti de l’Ordre. L’apparence de joliesse de l’ultime strophe a ainsi quelque chose de grinçant.
Mais, saints du ciel, en haut du chêne,
Mât perdu dans le soir charmé,
Laissez les fauvettes de mai
Pour ceux qu’au fond du bois enchaîne,
Dans l’herbe d’où l’on ne peut fuir,
La défaite sans avenir.
Le chêne est assimilé à un « mât » et nous songeons inévitablement tout à la fois au Bateau ivre et à la devise de la ville de Paris Nec fluctuat mergitur. L’expression « Mât perdu » réécrit l’expression « bateau perdu » qui apparaissait au vers 69 du Bateau ivre. La rime « soir charmé » :: « fauvettes de mai » est un décalque d’une rime de l’avant-dernier quatrain du même Bateau ivre : « crépuscule embaumé » :: « papillon de mai ». Dans un cas, l’enfant pleure l’idéal communard présenté comme « frêle » ; dans l’autre, il sollicite la compensation : les « fauvettes de mai » sont l’image délicate d’un « fauve renouveau » (expression de Paris se repeuple), printemps rêvé pour consoler ceux qui ne connaissent alors que l’absolue défaite. Rappelons que la Commune ne relève pas d’une idéologie socialiste proche du marxisme ou du communisme, mais d’une pensée républicaine révolutionnaire dans la continuité de 1789 ou 1848. La République sociale n’est pas le socialisme, la Commune n’est pas le communisme. Surtout, la Commune est un événement précis dans un contexte particulier. Elle est née d’une exaspération causée par les souffrances et privations du siège, par les craintes causées par les élections de février 1871 favorables aux réactionnaires et monarchistes, par des vexations aberrantes imposées à un peuple parisien d’ouvriers, petits commerçants, etc., sommé par exemple de payer ses loyers en retard sans délai au lendemain de l’armistice. Qui plus est, la répression est toujours en cours en 1872. A cette aune, l’opposition du poème est indiscutable entre un Etat qui renaît et un ensemble de communards complètement défaits. Il est absurde de chercher à lire l’expression « la défaite sans avenir » par une espèce de paradoxe que ne justifie pas la grammaire : la défaite n’aurait pas d’avenir, car elle ne resterait pas défaite. Il n’y a pas de surplomb idéologique dans ce poème, mais bien un sens viscéral : la douleur travaille les tripes du poète ; la fin de la Commune, c’est la mort et la déportation de la plupart de ceux avec lesquels celui-ci envisageait de se battre pour fonder une République. Même en échappant aux massacres et procès, beaucoup de Parisiens ont subi un échec bien concret.
En signalant l’existence de ce poème dans Les Poètes maudits, Verlaine l’a défini comme une « chose patriotique, mais patriotique bien ». Cette formule souligne l’articulation même du poème. Les trois premiers sizains représentent un élan patriotique commémorant les morts de la guerre francoprussienne, tandis que le dernier sizain corrige ce patriotisme dans un sens communard qui est le seul à être qualifiable de bien. Ce « mais » qui oppose le simple « patriotique » du « patriotique bien » dans le texte de Verlaine est celui qui ouvre le dernier sizain (« Mais, saints du ciel,… ») pour l’opposer aux trois précédents. Tout simplement ! Nous avons publié une telle lecture de cette formule de Verlaine dans un article paru en juin 2007 (revue Rimbaud vivant), mais Steve Murphy semble ne pas avoir compris notre analyse et il commet certains contresens en essayant d’en rendre ponctuellement compte dans sa propre étude du poème parue en 2010 dans son nouveau livre Rimbaud et la Commune. Comme si les deux pensées aux morts s’opposaient point par point, l’auteur semble reprocher notre idée que Rimbaud ne refuse pas pleinement de commémorer les morts de la guerre francoprussienne. Il se trouve que, malgré quelques points de rencontre en fait de lecture communarde du poème, certains rimbaldiens (S. Murphy, A. Vaillant, C. Bataillé) lisent tout autrement que nous le poème Les Corbeaux. Il s’agirait d’un poème anticlérical où les afreux volatiles apparaîtraient comme une métaphore de prêtres exerçant leur influence réactionnaire sur les campagnes. Il me semble pourtant que la lecture ci-dessus va de soi. Nous n’avons pratiquement que paraphrasé les trois premiers sizains. Outre que nous n’arrivons pas un instant à lire un passage du poème en assimilant les corbeaux à des prêtres, cette hypothèse nous paraît devoir être démentie sans appel. Le poème est conçu sur une double prière. Le poète prie les corbeaux de descendre du ciel pour rappeler au passant le sens du devoir et il supplie ensuite ces « saints du ciel » de tolérer la compagnie des « fauvettes de mai » pour consoler les vaincus communards. Cette seconde prière ne saurait être compatible avec une métaphore de prêtres réactionnaires. Dans la mesure où ce poème comporte une expression commune avec La Rivière de cassis (« chers corbeaux délicieux »), il convient encore d’observer que dans cette autre poésie les corbeaux sont cette fois invités à chasser le « paysan matois » : il est donc clair que Rimbaud ne songe nullement à des prêtres fédérant les forces réactionnaires au sein de la population rurale. Le débat semble ainsi devoir être clos.
Certes, on peut chercher à trouver une source à ce poème sur des « corbeaux » qui, présentés comme « délicieux », sont aussi des charognards. On peut songer à tel poème de Banville, à tel autre de Léon Dierx. Inévitablement, certains motifs du poème se retrouvent épars dans la littérature de l’époque, y compris dans le recueil L’Année terrible que Rimbaud pourrait pourtant n’avoir lu qu’ultérieurement. En tout cas, les octosyllabes sont relativement peu nombreux dans ce dernier recueil hugolien et il n’est certainement pas question ici d’une réponse parodique au grand poète romantique. En revanche, François Coppée s’imposerait bien ici comme une cible de choix. S’il est un poète qui s’exprime publiquement contre la Commune et pour la revanche contre la Prusse, c’est bien le poète des Promenades et intérieurs si abondamment raillé dans le récent Album zutique. L’angelus est le nom d’un personnage et partant d’un poème célèbre de François Coppée. Les images du poème Les Corbeaux se retrouvent dans les plaquettes qu’a publié François Coppée au fil des événements : quatre poèmes Lettre d’un Mobile breton, En faction, Le Chien perdu, A l’ambulance réunis sous le titre Ecrits pendant le Siège, et un poème contre la Commune intitulé Plus de sang d’avril 1871. Le Mobile breton parle « d’accomplir jusqu’au bout [s]on devoir », de « mort au champ d’honneur », du cri sans foi de « Vive la République », de la « peur » causée par « Paris », de la possibilité de ne pas revenir. Le poème En faction s’attendrit sur la vision de « vieux hameaux oubliés », évoque les dégâts que la guerre va laisser en souvenir :
Les boulets vont couper les arbres de la route ;
[…]
Dans ce champ dépouillé, morne comme une tombe,
Il croule, abandonné. Regardez. Une bombe
A crevé ces vieux murs qui gênaient pour le tir ;
[…]
Comme dans Les Corbeaux, le poème En faction se ponctue par le souhait que les oiseaux ne soient pas chassés par les laideurs du devoir.
Et, tels que mon regret qui ne veut point partir,
Se brûlant au vieux toit, quelques pigeons fidèles
L’entourent, en criant, de leurs battements d’ailes.
En l’état, on ne peut encore parler que de rencontres imprécises entre les deux poètes. Mais, l’essentiel est à venir, à savoir le poème Plus de sang. Nous avons vu que Verlaine présentait explicitement Les Corbeaux comme un rectificatif apporté à un certain patriotisme. Le poème Plus de sang prétend justement rectifier l’idée patriotique des communards et il le fait selon des modalités bien différentes du discours hugolien. Le mot « patrie » apparaît ainsi à la rime du second vers, en tension avec le mot « tuerie ». Le poète s’annonce d’emblée comme « l’écho de [l]a douleur de mère » de la France « Parmi l’orage du canon ». Il s’agit donc bien d’une leçon de patriotisme. Coppée reconduit la métaphore des frères ennemis dont le terrain de combat est le corps maternel (Ronsard, Aubigné), mais en prenant nettement parti contre la Commune. Le titre de la pièce Fais ce que dois trouve sa source dans ce poème :
[…] il faut fulminer l’anathème,
Et le poète obscur qui te pleure et qui t’aime
Aura du moins fait ce qu’il doit.
Le poète déclare railler d’abord « le sombre palais », lieu de « discorde » où « palpite / Un drapeau rouge dans le ciel ». Il dénonce ensuite le « combat fratricide », puis s’indigne de la vision des « otages de guerre ». Il s’intéresse ensuite à la ville animée au combat en s’apitoyant sur « tous ces cœurs qui s’émeuvent » et en déclarant à la France : « ton peuple est ton assassin ». Le combat ne se ferait que « pour un mot illusoire ». Tout cela ne serait qu’un « instant de démence ». En revanche, il conviendrait de s’unir pour une luttre fratricide de plus grande envergure qui contredit le titre du poème : « Nous irons vers le Rhin pour laver notre honte[.] » Jusque dans son titre démystificateur (puisque Coppée a en vue une autre guerre), le poème Les Corbeaux est une réponse à cette plaquette Plus de sang, une réponse aggravée par le recul, car, en 1872, Coppée, beaucoup moins préoccupé par cet « instant de démence », ne songe même pas à porter le deuil des victimes de la Semaine sanglante. La cible des Corbeaux n’est pas Hugo, mais Coppée. Le sujet du poème de Rimbaud n’est autre qu’un certain cynisme dans le patriotisme.
Sans même parler des Bijoux de la délivrance, le théâtre de Coppée n’éprouve même plus guère le besoin de s’appesantir sur les communards, la pièce Fais ce que dois expose essentiellement un devoir de revanche contre l’envahisseur prussien. Une veuve dont le mari est mort à la guerre veut s’exiler avec son enfant qui passe pour un fuyard et un déserteur auprès de ses camarades et de Daniel, l’ancien ami de son père et donneur de leçons qui veut enseigner ce qu’est le devoir et ce qu’est la patrie. Bien qu’elle se trahisse en appelant la France une « mère », la veuve résiste au discours de Daniel en concevant une notion de « patrie » plus pratique et en dénonçant l’intention de sacrifier son fils à un « rêve trompeur ». Pour cette mère, « La patrie est un champ qu’on laboure et qu’on sème » et c’est un préjugé stupide que « De s’attacher au sol où dorment les aïeux. » Coppée critiquait de la même façon l’idéal communard, mais cette fois il choisit de faire s’évanouir les réticences de la mère. Daniel, oubliant la séparation de l’armistice et de la Commune dans le temps, tout comme les causes réelles de l’armistice, blâme ainsi les communards :
Les factieux, malgré le danger de la ville,
Réservant leurs fusils pour la guerre civile ;
[…]
Et, dernier déshonneur et suprême attentat !
A l’heure du profond désespoir et des larmes
Où Paris épuisé dut déposer les armes,
A l’heure où, sous ces murs, ceux qui l’avaient vaincu,
Tristes que le géant eût encor survécu,
N’osaient trop s’approcher et se disaient : – Il bouge ! –
L’émeute parricide et folle au drapeau rouge,
L’émeute des instincts sans patrie et sans Dieu,
Ensanglantant la ville et la livrant au feu,
Devant les joyeux toasts portés à nos ruines
Par cent mille Allemands debout sur les collines !
Avec le recul, ce discours a une fausse apparence d’évidence. Il s’agit pourtant d’un récit mensonger, car qui d’autres que les futurs communards sont les Parisiens qui faisaient peur aux Prussiens ? Les vainqueurs réécrivaient l’Histoire. Toute la population était dès lors réunie dans l’image d’un « Paris épuisé » acceptant de déposer les armes. Le Paris menaçant pour les Prussiens n’était plus lié aux futurs communards, mais à une certaine idée du Parisien ordinaire. Même si les otages et les incendies ternissent inévitablement l’image de la Commune, il reste que ce furent les Versaillais qui sollicitèrent des Allamands la libération de leurs troupes pour la guerre fratricide. On imagine la rage impuissante d’un Rimbaud amené à écouter ce discours en public. Mais, après la remontrance, Daniel rappelle l’image selon lui plus héroïque et positive des « soldats arrachés aux hameaux », souvenir qui permet de contrebalancer sa répulsion pour la Commune en montrant que « l’on fit son devoir ». Par ce rappel, Daniel préparera ainsi des « vengeurs à la France ». L’écho des trois premiers sizains des Corbeaux n’est que trop évident avec un tel discours. Nous ne développerons pas ici les contradictions internes du discours coppéen. Précisons enfin que, dans cette pièce Fais ce que dois (que les zutistes n’ont pas manqué de railler en octobre 1871), Coppée récupère à son profit la métaphore du vaisseau parisien, ce qui ne pouvait que faire grincer des dents l’auteur du Bateau ivre. La mère, jouée par Sarah Bernhardt, envisage une nouvelle défaite de la France et Daniel développe alors la métaphore du « vieux blason » parisien :
O navire ! voilà bien longtemps que la houle
Sur le morne Océan te harcèle et te roule,
Et que le rude assaut des lames et des vents
Fait craquer ta carène et grincer tes haubans.
Nous t’avons vu souvent, sous l’effort de l’orage,
Courir vers les écueils et voler au naufrage,
O vaisseau qui du grand Paris portes le nom !
Dans l’ouragan hurlant plus haut que le canon,
Nous t’avons vu souvent t’abîmer sous la brume ;
Mais, tu te relevais toujours, couvert d’écume,
Superbe, et vomissant l’eau par les écubiers.
[…]
Lorsqu’après la bataille atroce et furieuse,
Rouge de sang, n’ayant plus de mâts, plus d’agrès,
Tu verras ces maudits, face à face, tout près,
Et te jetant déjà les chaînes de l’esclave,
Meurs en volcan pour les engloutir sous ta lave !
Et que le monde entier convienne avec effroi
Que le sort du Vengeur est seul digne de toi !
Mais, aussi discrète soit-elle, il existe une preuve remarquable qui permet d’affirmer que la cible de Rimbaud est bien l’auteur de la plaquette Plus de sang. Le dernier sizain des Corbeaux décalque partiellement les trois derniers vers du poème Plus de sang, lui aussi en sizains, Coppée assimilant son « ode » à une « messagère ailée », ce que Rimbaud va transposer en corbeaux « angelus ».
Dis-leur cela, ma mère, et, messagère ailée,
Mon ode ira porter jusque dans la mêlée
Le rameau providentiel,
Sachant bien que l’orage affreux qui se déchaîne,
Et qui peut d’un seul coup déraciner un chêne,
Epargne un oiseau dans le ciel.
Rimbaud a démarqué la rime « déchaîne » :: « chêne » sous la forme « chêne » :: « enchaîne », et il a repris l’idée de ponctuer son poème par cet appel à la protection d’oiseaux utiles à tout sentiment apaisant de réconciliation avec le monde. L’orage épargne un oiseau dans le ciel, comme les corbeaux sont invités à ne pas chasser les fauvettes de mai, ou comme les pigeons répugnent à fuir le site dévasté dans le poème En faction. Mais, en lui reprenant le procédé animalier, Rimbaud songe cette fois à renvoyer à Coppée l’image plus exacte de sa sentimentalité artificielle et de son manque d’humanité.