lundi 9 mai 2022

À propos de L'homme à la grammaire espagnole par Émile Van Balberghe


Le 22 avril une grammaire espagnole ayant appartenu à Rimbaud a été retirée de la vente organisée par la maison Damien Voglaire à Bruxelles. Cette Grammaire comportait, sur une page contenant le faux titre, la signature de Rimbaud et une adresse manuscrite.C’est une grammaire Sobrino. Andréa Schellino a montré  au colloque Les Saisons de Rimbaud que c’était celle que Rimbaud a utilisée. Bien que cette vente ait été signalée sur auction.fr, il est étonnant que la presse si attentive aux inédits de Rimbaud n’en ait pas parlé. Le fait que cette pièce ait été considérée comme un faux est passé inaperçu. Selon le directeur de la vente que nous avons contacté, les experts n’étaient pas d’accord sur l’authenticité de la grammaire. Nous avons appris aussi qu’elle a été achetée après la vente en toute connaissance de cause. Peut-être retrouvera-t-on cette grammaire dans une prochaine vente ? En tout cas elle appartient maintenant à la liste déjà longue des faux Rimbaud. 


Nous publions ci-dessous un article de M. Émile Van Balberghe qui a expertisé cette grammaire et qui en avait rédigé une notice avant qu’elle soit retirée de la vente.


À  PROPOS DE L’HOMME À LA GRAMMAIRE ESPAGNOLE


Il était une fois un jeune chercheur qui dépouillait des manuscrits médiévaux à la Bibliothèque municipale de Troyes il y a une cinquantaine d’années, lorsqu’entra dans la salle de lecture, un des professeurs les plus renommés en paléographie. M’apercevant, il vint très gentiment me saluer et voyant le manuscrit que j’étudiais, le regarda quelques secondes et murmura : « Quel beau manuscrit, 9e-10e s. ? » Je lui répondis sur un ton légèrement prétentieux : « 12e parce qu’il y a des canons du concile Machin qui s’est tenu au 12e siècle ». Je n’ai jamais oublié cette scène, plutôt honteux d’avoir répondu du tac au tac pour montrer ma supériorité.

Aujourd’hui ayant bien retenu la leçon, c’est-à-dire, étudier les éléments qui entourent un document pour voir s’il s’inscrit bien dans l’histoire, j’ai expertisé la grammaire espagnole de Rimbaud. Je suis satisfait de ma notice. Mais la pièce proposée n’a pas de pedigree. C’est la lettre tombée du ciel. Je suis toujours aussi prétentieux mais pas au point de croire que je suis le seul à connaître bien Rimbaud. Aussi, très sagement, le livre a été retiré de la vente. Voici la notice. Elle fait un peu songer à un article du poètereau bas-normand Charles-Florentin Loriot qui écrivit sur une chapelle qui n’avait jamais existé.


RIMBAUD.- La grammaire espagnole ayant appartenu à Arthur Rimbaud : 

Don Francisco MARTINEZ. Le Nouveau Sobrino ou Grammaire de la langue espagnole réduite à XXXIII leçons. Vingt et unième édition entièrement revue et corrigée. Paris, Morizot, Libraire-Éditeur, 1863, f. de faux titre, f. de titre, 332 p., pleine basane brune de l’époque, plats encadrés d’un filet noir, dos à nerfs plats, pièce de titre (reliure usée avec petits manques). Au-dessus du faux titre, signature autographe d’Arthur Rimbaud et plus bas la mention autographe de l’adresse : « 30 Argyle Square, Euston Rd  W.C. » Au verso du feuillet de garde, un itinéraire (?) tracé par Rimbaud (?) avec deux mots ou noms que nous n’arrivons pas à déchiffrer.




L'ADRESSE


En mars 1874 Arthur Rimbaud réside à Londres depuis au moins quelques semaines. C’est son quatrième séjour dans la capitale anglaise. Il est accompagné cette fois non de Paul Verlaine incarcéré à Mons où il purge sa peine de prison pour avoir au cours d’une dispute à Bruxelles tiré des coups de revolver et blessé son ami, mais d’un autre poète, Germain Nouveau (1851-1920). Celui-ci est à peine plus âgé, et les deux hommes, qui se sont rencontrés peu de temps auparavant, semblent être partis pour la capitale britannique de manière précipitée. 

Une lettre de Germain Nouveau à Jean Richepin apporte quelques précisions sur leur point de chute. La lettre date du 26 mars et précise leur lieu d’hébergement : « Nous avons loué une room dans Stamford Street » (178, Stamford Street, Waterloo Road, SE.1, une rue de Lambeth et Southwark, à deux pas de la gare de Waterloo, juste au sud de la Tamise). 

C’est cette adresse que les deux hommes inscrivent le 4 avril au registre de la grande bibliothèque du British Museum, maintenant dénommée British Library. Mais quinze jours après, une lettre de Rimbaud au Communard Jules Andrieu (1838-1884), datée du 16 avril 1874, donne comme adresse celle qui figure dans la grammaire espagnole : « 30 Argyle Square, Euston Rd. W.C. » (Thomas).



Pas même 15 jours plus tard la même adresse est reprise dans trois petites annonces publiées dans The Echo des 29, 30 avril et 1er mai et signées du nom d’un certain « Tavant » pour la première, « Tavant. Nouveau » pour la deuxième et « Le licencié Silvy » pour la troisième, Silvy, du nom de jeune fille de la mère de Nouveau. Ces petites annonces proposent les services de ces messieurs pour apprendre langues et littératures. On ne sait qui est Tavant ou derrière qui se cache un Tavant. Rimbaud peut-être ? Pourquoi pas ? Nous avons alors trois annonces, la première signée Tavant, soit Rimbaud, la deuxième « Tavant. Nouveau », soit Rimbaud et Nouveau, la troisième Silvy, soit Nouveau. Le couple a donc sa propre annonce dont l’intitulé commence d’ailleurs par « Parisians (two) ».

un cavaliere francese, dize conversar con un cavaliere espanol – o englese – el qual, hablaria francese. – Tavant, 30 Argyle-sq. Euston-rd. W.C. n481                                                                                                   

parisians (two) ; one of them speaks passablement, require conversation with English gentlemen. – Tavant. Nouveau, 30 Argyle-sq.Euston-rd. W.C.n482                                                                                                              

Littérature française, ancienne, classique, contemporaine ; Littérature provençale ; half-a-crown. – « Le licencié Silvy », littérateur parisien, 30 Argyle-sq., Euston rd.n483                                                                                               

L’adresse d’Euston Road est celle qui est inscrite dans la grammaire espagnole, par conséquent soit Rimbaud l’avait déjà en France, l’a prise avec lui à Londres, et, arrivé dans la capitale anglaise, il a mis une adresse stable dans le livre – enfin, supposée stable –, peut-être celle d’une officine servant de dépôt pour des petites annonces dans divers journaux ou de poste restante, peut-être celle d’un logement. Soit Rimbaud a acheté la grammaire à Londres au début de son séjour. Contrairement à la signature et à l’adresse de la lettre à Andrieu, on a l’impression que sur le livre, signature et adresse n’ont pas été retranscrites en même temps. Mais le papier est médiocre et la pression d’une signature n’est pas toujours la même que celle d’une adresse qu’on retranscrit.

Les 9, 10 avril et 11 juin, nouvelle petite annonce dans The Echo, cette fois par Rimbaud seul, en partie identique à celle que nous attribuons au couple Rimbaud-Nouveau, dans les petites annonces précédentes. Avec une autre adresse : 40 London Street. Si Euston Sreet n’est pas une officine – pourquoi en effet donner une autre adresse ? – ce serait donc un lieu de logement comme maintenant London Street. On peut émettre l’hypothèse que Rimbaud a acheté cette grammaire à Londres un peu avant son séjour Euston Sreet, qu’il y a mis sa signature et puis l’adresse de son logement.

Ainsi selon la biographie monumentale du regretté Jean-Jacques Lefrère, on ne connaissait comme autographe de Rimbaud pour la période qui nous occupe que son inscription à la British Library le 4 avril. On peut ajouter aujourd’hui la lettre à Andrieu du 16 avril et la mention de propriété dans la grammaire espagnole.


Rimbaud on le sait est atteint par la philomathie qui se fixe chez lui par le désir d’apprendre les langues : les langues européennes et l’arabe, les langues des pays d’Afrique et d’Asie qu’il a parcourus.

Andrea Schellino décrit exactement les traces qui subsistent des exercices que Rimbaud a pratiqués pour l’étude de la langue espagnole : « Trois feuillets, tirés probablement d’un carnet de poche, nous sont […] parvenus, comportant des listes de mots et de règles grammaticales en espagnol. Un feuillet est conservé au fonds Casals de la BnF, deux autres sont aujourd’hui dans des collections privées. Ces pages contiennent des tableaux de conjugaisons et de formes verbales ; un petit résumé de grammaire en français sur les articles, les adjectifs, les pronoms possessifs et le pluriel des noms ; un vade-mecum rédigé en français, de phonétique castillane ; et une liste de locutions et de mots espagnols, avec les traductions en français. À la différence des listes en anglais, ces notes n’ont pu être prises que par un débutant. » (Schellino, 50-1).

L’examen de ces reliques autorise Andrea Schellino à conclure que la grammaire espagnole utilisée par Rimbaud est la grammaire de Sobrino, dont il cite l’édition originale : « ce manuel a été réédité tout au long des xviiie et xixe  siècles, sans que les particularités phonétiques et grammaticales de la première édition soient corrigées » (Schellino, 53). 

Reste à savoir quand Rimbaud a utilisé cette grammaire. Si Rimbaud l’a acquise lors de son quatrième séjour à Londres et y a mis une des adresses de ce séjour, il l’utilise évidemment en 1874 et après. Dans une lettre à Verlaine de la fin de juillet 1875, Ernest Delahaye annonce l’intention du poète de s’engager chez les Carlistes, « histoire d’aller apprendre l’espagnol » (Verlaine, Correspondance, 413) et dans une lettre, vraisemblablement de la fin août de la même année (idem, 425), il appelle Rimbaud « l’homme à la grammaire espagnole »...


bibliographie

– Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbaud. Paris, Fayard, 2001.

– Jean-Jacques Lefrère, Rimbaud le disparu. Paris, Buchet-Chastel, 2004. 

– Frédéric Thomas, « Découverte d’une lettre de Rimbaud », dans

https://sites.dartmouth.edu/paradesauvage/decouverte-dune-lettre-de-rimbaud-frederic-thomas

– Jean-Jacques Lefrère, Steve Murphy et Robert Alloust, « L’Homme à la grammaire espagnole », dans Histoires littéraires, n° 22, avril-mai-juin 2005, pp. 52-63.

–  Verlaine, Correspondance générale. T. 1 : 1857-1885. Établie et annotée par Michael Pakenham. Paris, Fayard, 2005.

– Andrea Schellino, « Rimbaud lexicomane », dans Les Saisons de Rimbaud, dir. Olivier Bivort, André Guyaux, Michel Murat et Yoshikazu Nakaji. Paris, Hermann Éditeurs, 2021, pp. 43-58.

Émile Van Balberghe












mardi 3 mai 2022

Rimbaud et Abd el-Kader

 


Dans la remarquable exposition du Mucem consacrée à Abd el-Kader une petite notice sur Rimbaud est présentée. Nous la reproduisons en haut de notre blog. 


Comme il est écrit, en juillet 1869, Arthur Rimbaud, âgé de 14 ans, remporte un premier prix de composition latine avec un poème intitulé « Jugurtha ». Rimbaud était en classe de seconde au collège de Charleville. Son professeur était M. Duprez. La composition avait eu lieu précisément le 2 juillet 1869, dans le cadre du concours de vers latins de l’académie de Douai.


C’est seulement en 1932 que le poème « Jugurtha » fut découvert par Jules Mouquet dans le bulletin de l’académie de Douai. Le sujet de la composition était donné par un seul mot : « Abd el-Kader ». 


La question de savoir si le sujet était « Abd el-Kader » ou « Jugurtha » s’est posée. D’abord par Jules Mouquet. Dans sa biographie de Rimbaud Berrichon avait reproduit les souvenirs d’un condisciple de Rimbaud à Charleville l’abbé Morny qui précisait ce sujet de la composition. Jules Mouquet mettait en doute ce témoignage. Cependant cela est confirmé par une lettre de Morny à Berrichon en 1912 qui précise bien que le sujet était « Abd el-Kader ». Jean-Jacques Lefrère dans sa biographie abonde dans ce sens.


Rimbaud avait coiffé son poème d’une épigraphe « La providence fait quelquefois reparaître le même homme à travers plusieurs siècles » Balzac, Lettres



Il ne s’agit pas de Honoré de Balzac mais de Jean-louis Guez de Balzac ( 1595-1654) connu surtout pour ses Lettres. Cependant personne n’a réussi à retrouver cette citation. 


André Guyaux dans la Pléiade fait remarquer que la comparaison entre Jugurtha et Abd el-Kader était devenue un poncif au 19e siècle. En 1847 Jean Joseph François Poujoulat écrivait dans ses Études africaines : « Ainsi, dans le même pays, deux hommes de génie, à de longs âges d’intervalles, auront conquis une immortelle renommée en combattant deux grandes nations ». Cela est confirmé dans un livre en 1866 par Léon Plée qui écrivait: « on a souvent comparé Jugurtha et Abd el-Kader » (page 19). 


Néanmoins si Rimbaud n’a pas inventé le lien entre Jugurtha et Abd el-Kader le texte de son poème est remarquable par la prosopopée. Comme le souligne Guyaux, le poème présente notamment une recherche dans la composition strophique. Il conclut : «  Rimbaud compose un poème non plus comme à l’école mais comme s’il devait le publier. »

Toujours selon André Guyaux « Jugurtha » est une concession à la propagande impériale. Il flatte la France conquérante et pacificatrice. Déjà, il avait en mai 1868 envoyé des vers latins au fils de l’empereur pour sa première communion. Cependant des critiques contestent que Rimbaud ait soutenu l’empire dans sa composition. Rimbaud se serait montré ironique à l’égard de l’empereur. Sur ce débat on peu consulter un long article de Steve Murphy « L’épigraphe comme clin d’œil et la rhétorique profonde de Jugurtha », Parade Sauvage n°25.



Abd el-Kader renvoie aussi Rimbaud à son père. Suite aux recherches du Colonel Godchot on sait que le capitaine Rimbaud était lieutenant en Algérie de juillet 1847 à juin 1850. Il communiquait à ses chefs des informations importantes sur Abd el-Kader.