À la mémoire du grand rimbaldien norvégien Atle Kittang décédé
à Bergen, le deux juin 2013, André Guyaux a bien voulu me communiquer un
article inédit en français. Ce texte parut, traduit en norvégien, dans un numéro
d'hommage à Atle Kittang de la revue Norsk
Litteraturvitenskapelig Tidsskrift (Oslo), Årgang 14, Nr. 1,
2011.
J.B.
La scène se passe à l’automne 1973. Je commençais ma thèse. Étiemble, qui
la dirigeait, m’avait dit : allez au séminaire sur Rimbaud qu’organisent
Louis Forestier et Michel Décaudin, tenez-vous au courant. C’est là qu’à peine
arrivé, j’entendis le nom de Kittang, enveloppé de mystère. C’était, je crois,
dans la bouche de Jean-Pierre Giusto, à l’issue de notre rencontre. Il était
question d’une thèse. On devinait qu’il s’agissait d’un événement important.
Au séminaire suivant, il en fut à nouveau question, toujours en
coulisses. On en savait un peu plus : la thèse avait été soutenue en mars,
à Bergen, et Jacques Plessen, qui faisait partie du jury, en avait rendu compte
dans le numéro
Rimbaud de
Littérature, qui venait de paraître
.
L’article de Plessen abordait deux sujets – l’édition d’Antoine Adam à la
Pléiade et la thèse de Kittang – et consacrait plus de place et d’attention au
second. La jeune garde – Jean-Pierre Giusto, Yves Reboul, Marc Quaghebeur,
entre autres – en parlait avec gourmandise. On attendait le livre, qui devait
paraître deux ans plus tard. Mais Jacques Plessen en avait divulgué le sujet,
la « thèse », et son beau titre :
Discours et jeu.
Plessen relevait les trois ambitions de Kittang, théorique, analytique et
historique. Le jeune chercheur norvégien prenait place parmi les théoriciens du
texte, en distinguant, dans l’œuvre de Rimbaud, ce qui reste
« lisible » et ce qui résiste à l’interprétation. Ce faisant, il
parcourait l’œuvre au fil des textes, il commentait, il analysait, réservant
une attention particulière aux « figures métapoétiques ». L’argument
historique couronnait cette double démarche : l’œuvre de Rimbaud reflète
la crise du discours romantique. Bourget voyait deux demi-siècles dans le xixe siècle : un
demi-siècle chimérique suivi d’un demi-siècle scientifique et critique. Kittang
distinguait, dans le même xixe
siècle et dans l’œuvre de Rimbaud, un discours poétique immédiatement
intelligible, idéologiquement transparent, et un discours poétique cultivant
« l’illisibilité », qui trouvait une nouvelle autonomie dans le ludisme.
Ainsi Rimbaud, à l’angle de deux discours, se relie d’une part à Hugo, aux
Parnassiens, à la tradition d’un discours romantique qu’il s’emploie à
recycler, de l’autre à Mallarmé, compagnon de route des jeux de langage.
Atle Kittang aime opposer deux moments, pour mieux analyser leur
relation, deux moments du discours poétique ou de l’histoire, ou deux moments
du texte. Sa contribution au colloque du centenaire de la mort de Rimbaud, à
Marseille en 1991, décrypte l’apparente contradiction entre deux moments de
l’existentialisme rimbaldien, juxtaposés dans
Une saison en enfer (« Je m’évade ! Je m’explique »)
. Il
en analyse l’incompatibilité provisoire à l’horizon d’un destin qui les
rapproche. Dans
Discours et jeu, le
lisible et l’illisible ne sont pas deux discours qui s’affrontent mais deux
moments qui se coordonnent, dans le même texte parfois.
La thèse de Kittang a souvent été débattue à travers un écran
simplificateur. Médiatisé en 1978 par un article de Tzvetan Todorov, qui
s’abstenait du reste de faire référence au livre de Kittang, le concept
d’illisibilité s’y trouvait dénaturé
.
Kittang posait la question du sens, Todorov celle du non-sens, confondant
Rimbaud avec une sorte de poète absurde qui aurait produit une parole vide.
Pour Kittang, au contraire, la parole de Rimbaud déborde du sens que son incommunicabilité
immédiate lui
réserve. C’est le
paradoxe de l’illisible : il multiplie le sens. Pour Todorov,
« l’illisibilité » arrête la lecture ; pour Kittang, elle la
féconde, elle la provoque. L’auteur de
Discours
et jeu observe dans une note
malicieuse
que Bouillane de Lacoste, le fondateur de la philologie rimbaldienne,
fournissant une anthologie des poèmes de Rimbaud destinée à l’école, donne des
Mains de Jeanne-Marie les strophes « lisibles », écartant les
autres
:
le texte « illisible » est guetté par la
censure, et par la méfiance des maîtres qui auraient à l’expliquer.
Le livre d’Atle Kittang se distingue d’ailleurs par son exceptionnelle
intelligence du texte poétique rimbaldien. On a pu y voir un essai brillant,
reflétant les aspirations d’une génération qui courtisait « le démon de la
théorie ». J’y vois plutôt le dessin des perspectives vers lesquelles la
critique rimbaldienne s’est dirigée ensuite. Au moment où Atle Kittang
soutenait sa thèse, l’attention accordée au jeu et à quelques-unes de ses
formes, à l’ironie, à la parodie, au « funambulisme » poétique restait
marginale. Dans les années qui ont suivi, le commentaire n’a cessé d’y recourir,
et n’a cessé de s’attacher à l’hermétisme des derniers vers et des Illuminations.
Jacques Plessen, en 1973, engageait la discussion sur la définition du
discours romantique : emporté peut-être par l’opposition, sur laquelle il
fondait son argument, entre discours « romantique » et discours
« ludique », Atle Kittang accordait sans doute trop d’homogénéité au
discours romantique. Mais l’hypothèse d’une crise du discours poétique, dans le
dernier tiers du
xixe
siècle, s’est confirmée : elle est le dénominateur commun rassemblant
Rimbaud et les principaux poètes de son temps. Pierre-Olivier Walzer parlait en
1970 de « la révolution des sept », visant
Mallarmé, Rimbaud, Laforgue, Lautréamont,
Corbière, Cros et Nouveau
. Kittang désigne les œuvres de Rimbaud, de
Mallarmé, de Lautréamont, de Laforgue, comme les « grandes œuvres
illisibles »
. Le langage poétique, avec
ce qu’il insufflait naturellement d’invention ou de jeu, aboutit à une nouvel
ordre du discours auquel Kittang donne le nom d’illisibilité.
Dans sa conclusion, Atle Kittang évoque l’
Album zutique,
« dont Rimbaud était un des collaborateurs les plus zélés
».
Exceptionnellement zélé en effet, et exceptionnellement doué. Aujourd’hui, à
n’en pas douter, il ajouterait un chapitre à sa thèse, sur les pastiches
zutistes. Il faisait, en 1873, du sonnet des
Voyelles le modèle du
« texte ludique », auquel il joignait deux poèmes des
Illuminations,
Dévotion et
Barbare. Ainsi il rejoignait Breton, qui avait vu
dans
Dévotion un texte présurréaliste, un chef-d’œuvre de dérision. Et
Barbare,
dans une forme sublimée de l’ironie, parodie le lyrisme romantique, cultivant
l’image fascinante et le paysage halluciné. Quant aux
Voyelles, elles
sont bien le texte-phare où ludisme et poésie se croisent et s’entrecroisent.
Baudelaire disait : « tout va bien au sonnet, la bouffonnerie, la
galanterie, la passion, la rêverie, la méditation philosophique
».
Et Rimbaud, dans ce sonnet post-baudelairien, a mêlé tout cela et joué de
toutes ces résonances. Il y a mis le romantisme de quelques belles images et la
théorie des « correspondances ». Il y a mis tout un univers, et
pourtant, jouant avec les lettres et leurs répondants colorés, avec les mots,
les syllabes et les rimes, il se moque bien de la couleur des voyelles et de
ses lecteurs. Où s’arrête le jeu, où commence la poésie ? Où s’arrête la
poésie, où commence le jeu ? Où commence le jeu dans l’esprit du
poète ? où commence le jeu dans l’esprit du lecteur ? Dans son
commentaire, Kittang donne l’impression qu’il prolonge vertigineusement le
vertige rimbaldien des couleurs et des sons, qu’il joue, lui aussi, avec les
sons et leurs couleurs. Et son explication de Voyelles est un chef-d’œuvre
d’intuition cognitive, auditive, visuelle, imaginative.
Depuis que je l’ai découverte, parmi
les flamboiements qui nous éblouissaient alors de la « nouvelle
critique » – comme on l’appelait à l’époque –, je continue à m’accorder à
la thèse d’Atle Kittang. J’y ajouterais une nuance, qui rejoint l’observation
de Plessen : le « discours romantique » n’est pas seulement un
discours idéologique, il n’est pas seulement ancré dans les contextes
socio-politiques et dans l’histoire ; il est aussi un discours poétique,
c’est-à-dire complexe. Kittang fait de l’échec de la Commune en 1871 un
déclencheur poétique, un peu comme Bénichou faisait de la déception qui a suivi
la Révolution de Juillet la cause du « désenchantement » des poètes.
Mais les poètes n’ont pas besoin d’une révolution manquée pour être désenchantés
et Rimbaud, chantre de la Commune, qui lui inspire un nouveau lyrisme, traverse
l’événement et retrouve aussitôt les déguisements de son ego.
À l’opposition des deux discours et à l’idée d’une « crise
poétique », j’ajouterais aussi deux concepts : celui de génération et
celui d’émulation. Rimbaud, poète du second demi-siècle, vient de l’école, où
il a lu les romantiques, certains d’entre eux du moins, mais aussi les poètes
latins, et il vient des marges libertaires de l’école, où il a pu lire les
Parnassiens, et Verlaine. À l’école et dans ses marges, il a appris à imiter, à
citer, à parodier. Il veut faire mieux. Il veut faire autre chose. Il poussera
au plus loin – jusqu’à l’illisible, dirait Kittang – le projet d’une autre
langue, d’un autre discours. Il en donne la version hyperbolique, celle du
« poète maudit », et conduit jusqu’au reniement le conflit des
générations. Il est le fils prodigue, prodige et ludique du père et du
grand-père romantique. Et le jeu – d’autres diraient l’ironie – est sa défense.
Un poème,
Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs, dédié et adressé à
Banville, montre comment le discours ludique est la forme même de la critique
du discours parodié. Or Musset, en 1830, se moquait déjà, dans un registre sans
doute plus anodin, mais qui s’adressait au même père romantique. Et Baudelaire,
interprété par Sainte-Beuve, changeait de sujet pour mieux exister : tous
les sujets avaient été traités ; il restait le mal
. La
« crise du discours poétique » est aussi la crise d’adolescence des
fils du romantisme, elle est le fait d’une jeunesse qui prend ses marques.
Mais je ne fais ici que joindre mes
hypothèses à celles d’Atle Kittang, et je ne fais que suggérer la seule
objection que je puisse lui faire : le discours poétique de Rimbaud porte
en lui la critique du discours romantique mais il reste, jusqu’à l’illisibilité,
un discours romantique.