Jean-Baptiste Baronian
En 2010, quelques mois après que j'avais fait paraître chez Folio une biographie de Rimbaud, j'ai été contacté par Guillaume de Roux, qui était à l'époque un des éditeurs de la collection « Bouquins » publiée par Robert Laffont. Il m'a dit que mon livre lui avait beaucoup plu et m'a tout de suite proposé d'être le maître d'œuvre d'un Dictionnaire Rimbaud. Plutôt surpris, je lui ai alors demandé pour quelle raison il s'adressait à moi, et non pas à un rimbaldien notoire lié au monde universitaire. Sa réponse m'a laissé rêveur : « Parce que tu es au-dessus de la mêlée. » Il entendait par là que les rimbaldiens sont divisés, qu'ils appartiennent chacun à tel clan ou à tel autre et qu'ils n'arrêtent pas de se faire la nique, souvent pour des queues de cerise. J'ai vu cette proposition comme un défi, et justement par rapport à toutes ces dissensions entre spécialistes ou prétendus connaisseurs du poète. Et puis, je l'avoue, la formule du dictionnaire m'a toujours séduit, et j'avais même en chantier, quand j'ai été contacté par Guillaume de Roux, ce que j'avais appelé un « dictionnaire indirect » consacré à Simenon, c'est-à-dire un dictionnaire consacré à des personnes et des sujets périphériques à son œuvre, par exemple les directeurs de journaux et de magazines qui l'ont publié, les cinéastes qui se sont inspirés de ses romans, les comédiens qui ont joué Maigret ou d'autres personnages, etc. Là-dessus, je me suis en rapport avec des rimbaldiens, certains forts connus, d'autres presque pas, et avec leur aide, j'ai commencé à établir une première liste d'entrées, que j'ai soumise à Robert Laffont. C'est sur cette base que j'ai signé le contrat d'édition.
JB
Vous êtes belge et vous résidez depuis longtemps à Bruxelles. Cette situation géographique vous à t-elle marqué pour l’intérêt que vous portez à Rimbaud et Verlaine ? Quel est votre premier contact avec l’oeuvre de Rimbaud ?
J-BB
Depuis mon adolescence, je suis un fervent lecteur de poésie et j'étais très jeune quand j'ai découvert celle des plus grands auteurs français, d'abord à travers les manuels scolaires, puis en me procurant des recueils. Vers l'âge de quatorze ans, j'ai commencé, je crois, par
Les Fleurs du mal. C'était une édition populaire publiée par Gründ, sur la couverture de laquelle figurait une femme à moitié dévêtue, et je me souviens que lorsque j'ai acheté ce livre au format de poche (à Montreuil, à deux pas de la bouche du métro), j'ai eu le sentiment de commettre un péché mortel… Dans mon adolescence, je n'ai pas, dans un premier temps, associé Verlaine et Rimbaud à la Belgique et au fait que de mon côté, je vivais à Bruxelles. Mais dans un deuxième temps, les divers séjours de Verlaine et de Rimbaud en Belgique ont marqué mes esprits, et j'ai même commis des poèmes où ils étaient évoqués tous les deux, dont un où le nom de Verlaine se trouvait en acrostiche et un autre, qui était intitulé Bruxelles et où il était question « d'éternels sanglots ». En tant qu'auteur, j'ai rapidement renoncé à la poésie et s'il m'arrive d'en écrire encore de loin en loin, ce ne sont jamais que des vers de mirliton. Dans ce domaine, c'est le génie ou rien, et les génies sont si géniaux, de Villon à Claudel, en passant par Racine, Hugo, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud ou Laforgue, ou l'Anversois Max Elskamp que j'adore, qu'ils écrasent tout sur leur passage terrestre avec leur verbe souverain. Un littérateur belge ne peut qu'être hanté par le destin extraordinaire de Verlaine et de Rimbaud en Belgique et, en particulier à Bruxelles en juillet 1873. Mon roman
L'Enfer d'une saison, qui date de 2013 et dont ils sont les héros, a justement été conçu pendant que je travaillais au
Dictionnaire Rimbaud. Je l'ai écrit… comme… comme en surimpression sur cet ouvrage, sans jamais me forcer, et les épisodes bruxellois que je raconte sont venus à moi le plus naturellement du monde. Il s'agit là, en quelque sorte, d'un roman vécu. Chose sans doute paradoxale, d'une fiction autobiographique, mais dans laquelle je m'interdis de parler de moi. Le Dictionnaire a conditionné le roman. Ou l'a enfanté. C'est drôle, non ?
JB
Une saison en enfer est aussi, comme on l’a dit, une biographie fictionnelle, mais dans laquelle contrairement à vous, Rimbaud dit tout le temps « moi ». Cela pourrait justifier le titre inversé de votre livre : L’Enfer d’une saison. Dès le début de votre ouvrage qui commence le 18 juillet 1873, vous imaginez que Rimbaud rencontre Athanase Durand qui a existé, mais dont seul un spécialiste de la biographie rimbaldienne peut en connaître l’existence. C’était le frère de Paul Durand, ami d’Izambard, que Rimbaud avait rencontré à Bruxelles en 1870. Puis, vous supposez que ce frère était un ami de Baudelaire. Ne transposez-vous pas avec Félicien Rops dont vous écrivez que Rimbaud l’avait rencontré à Paris ? pouvez-vous justifier le fait que vous faites dire à Rimbaud que Félicien Rops est un voyant ?
J-BB
J'ai cherché dans L'Enfer d'une saison à combler, à remplir les trous de l'histoire littéraire, mais aucune des supputations que j'ai faites n'est, je crois, fantaisiste ni gratuite. Athanase Durand a, de fait, bel et bien existé. Comme Jacques Poot, l'imprimeur d'Une saison en enfer, ou le propriétaire de l'Hôtel du Grand Miroir, que Rimbaud rencontre aussi, en juillet 1873. Ou même le peintre Jef Rosman, quoiqu'on puisse avoir des doutes sur la datation exacte de son portrait de Rimbaud « chez Mme Pincemaille, marchande de tabac rue des Bouchers, à Bruxelles ». Comme il y va ici d'un roman, il n'est pas important que le lecteur sache si ces personnages sont fictifs ou s'ils sont réels, s'ils incarnent effectivement des gens dont l'existence est avérée. Quand j'imagine que Paul Durand, l'ami de Georges Izambard, a pu connaître Baudelaire, à l'époque où ce dernier logeait à l'Hôtel du Grand Miroir à Bruxelles, ou que Rimbaud a pu, lui, rencontrer Félicien Rops lors d'un de ses voyages à Paris, je ne sacrifie pas à la vraisemblance, je ne fais qu'interpréter des probabilités historiques. J'ai d'ailleurs la profonde conviction qu'un des rôles essentiels du romancier consiste à revisiter l'Histoire et, comme je l'ai dit, à combler, à remplir des trous – des vides, des oublis, des omissions, des amnésies, bref tout un réseau d'inconnues, au sens mathématique du terme. Et voilà pourquoi je fais dire à Rimbaud que Félicien Rops est voyant. A la réflexion, je pense qu'il a dû le dire, lui qui parle si peu de l'art et des artistes dans ses écrits…
JB
Le rapprochement entre Rimbaud et Félicien Rops est lumineux.
L’exposition « Verlaine, cellule 252 », qui s’est tenue à Mons récemment évoque les relations entre Rops et Verlaine. Une belle exposition n’est-ce pas ?
J-BB
Je le dis sans détour : c'est la plus belle exposition littéraire que j'ai vue à ce jour, et Dieu sait si je suis friand d'expositions littéraires et si j'aime également visiter les lieux où ont vécu de grands écrivains. Un modèle du genre. Il faut rendre un vibrant hommage à Bertrand Bousmanne, qui en a été le maître d'œuvre. Il n'a rien négligé, absolument rien. La mise en scène qu'il a conçue était en tout point remarquable. Il y avait ainsi un espace sur la prison de Mons, avec en particulier la reconstitution d'une cellule, qui m'a fait froid dans le dos. Et puis voir de visu les documents relatifs à l'affaire de Bruxelles, ou encore le revolver Lefaucheux qu'a utilisé Verlaine pour tirer sur Rimbaud, confine au vertige. Je regrette toutefois que cette exposition n'ait pas circulé, comme on dit. Pour des questions d'assurances d'après ce que j'ai cru comprendre.
JB
Le catalogue de l’exposition est un chef-d’oeuvre. Revenons au Dictionnaire Rimbaud. Il y avait 35 collaborateurs et la réalisation du livre a demandé plusieurs années. Pouvez-vous nous parler de cette lourde tâche de directeur, de vos satisfactions et peut-être des problèmes que vous avez eu à résoudre ?
J-BB
En toute franchise, cela n'a pas toujours été commode de piloter cet ouvrage. J'avais remis à chacun des collaborateurs un petit protocole d'édition concernant à la fois le fond et la forme du Dictionnaire, mais la moitié d'entre eux ne l'a pas respecté. J'avais notamment demandé que les notices sur les poèmes de Rimbaud ne soient qu'informatives. Malgré quoi, certains collaborateurs ont brodé tant et plus sur les poèmes dont ils avaient la charge et j'ai donc dû procéder à de nombreux réajustements. Et je ne parle pas des problèmes d'uniformisation. Un tel écrivait
Une saison en enfer avec des guillemets, un autre avec une majuscule à « saison », un troisième employait les capitales pour chacun des mots du titre, un quatrième trouvait bon de mettre ce même titre en caractères gras, et ainsi de suite… Et puis, chemin faisant, des collaborateurs pressentis m'ont abandonné, parfois sans la moindre explication ni la plus petite excuse, et j'ai éprouvé beaucoup de peine à en trouver de nouveaux. Sans compter les accidents de parcours. Si, par exemple, j'ai fait appel à vous pour une quinzaine de notices, c'est parce Jean-Michel Cornu de Lenclos, qui devait les rédiger, est mort avant de me les remettre toutes. Pour ce qui me concerne, j'avais prévu de rédiger les notices laissées vacantes, mais je ne m’attendais pas à ce qu'il y en ait autant. Cela dit, je vous avoue que j'ai eu du plaisir à les faire. J'ai pu approfondir de la sorte certains sujets que je ne connaissais pas bien et découvrir un grand nombre de pointilles, comme l'écrivait Saint-Simon. Les pointilles, à mes yeux, sont importantes. Ce sont elles qui donnent de la cohérence à un sujet ou à un thème abordé. J'ajoute que l'entreprise a été une constante work in progress, des notices en appelant d'autres, qui n'étaient pas prévues au départ, tant la matière est considérable, alors même qu'on a affaire à un auteur qui a fort peu produit et qui s'est retiré très jeune de la scène littéraire. Chose assez étonnante quand je me remémore cette passionnante aventure éditoriale, rares ont été les collaborateurs qui m'ont proposé de nouvelles notices en cours de travail. J'excepte ici
André Guyaux. Du début à la fin, il m'a prodigué toute une série de suggestions et de précieux conseils, et je profite de cet entretien pour le remercier une nouvelle fois. Au fond, tous les rimbaldiens, les vrais, les purs devraient œuvrer de concert et se partager leurs informations et leurs intuitions. On devrait inventer une banque mondiale de données rimbaldiennes. À moins que votre site n'en soit déjà le prototype…
JB
Vous me donnez l’occasion de parler de
Jean-Michel Cornu de Lenclos qui m’a envoyé de beaux articles pour mon blog. C’est avec effroi que je me souviens d’avoir appris son suicide dans un hôtel à Phnom Penh. Il m’avait envoyé ses derniers articles la veille de cet événement tragique. Son dernier message ne m’avait rien laissé soupçonner. Si je m’efforce de publier des articles et informations inédites comme la
lettre de Bouchor communiquée par Yves Jacq, qui a retenu l’attention du prochain colloque Rimbaud, je ne peux avoir la prétention d’être le prototype d’une banque mondiale de données ! Cependant, vous qui êtes un grand bibliophile, ne pensez-vous pas que l’objet livre demeure essentiel, même pour un dictionnaire que l’on pourrait imaginer sur le web ?
J-BB
Pour un bibliophile, le livre est un plaisir visuel, charnel, intellectuel, et je conçois la bibliophilie comme une esthétique – une esthétique en soi, qui possède sa propre grammaire et dont les règles n'ont pas grand-chose à voir avec celles de la grammaire de la toile. Une banque mondiale de données numériques n'est jamais qu'un office de dépôts et de consignations, où reposent une infinité de savoirs et où seront réunis un jour les milliards de livres écrits depuis que Gutenberg a inventé l'imprimerie. Mais ils ne seront jamais que des fantômes et ne formeront jamais une esthétique.
JB
Oui, mais ces fantômes sont bien utiles pour le chercheur ! Le site Gallica de la BNF permet de consulter un nombre incalculable de livres et articles anciens. Ne pensez-vous pas que les banques de données de la toile ont été parfois profitables pour rédiger certaines notices du Dictionnaire ? Vous arrive-t-il vous-même d’avoir recours à cette masse d’informations ?
J-BB
Je me suis, de fait, beaucoup servi de la toile dans la rédaction du Dictionnaire Rimbaud et je reconnais que sans elle, j'en serais peut-être encore toujours à glaner des informations dans telle ou telle bibliothèque et auprès de tel ou tel chercheur, çà et là à travers le monde. Reste que cette même toile est en général muette dès qu'on sort des sentiers battus et qu'on tente d'explorer les marges de la littérature – ce qui est une de mes inoffensives marottes. Prenez ainsi les noms des poètes cités par Rimbaud dans sa fameuse lettre adressée à Paul Demeny le 15 mai 1871. Oubliez Hugo, Musset, Gautier, Banville ou Baudelaire. Que croyez-vous que la toile dit de Pichat, d'Autan, de Lafenestre, de Coran, de Lazarches, de Lemoyne ou de Popelin ? Rien, ou presque. Et presque rien, par exemple, sur Mérat. Et essayez, de surcroît, de mettre la main sur un recueil d'un de ces auteurs totalement oubliés, de l'acheter sur un des très nombreux sites de vente de livres, en France ou à l'étranger… Il peut se passer des années avant que nous ne tombiez dessus !
JB
Je ne pourrais pas mettre facilement la main sur les ouvrages de Mérat ou de Lafenestre, mais je pourrai au moins lire un grand nombre de leurs oeuvres sur le site Gallica. Puisque nous parlons de recherches hors internet, ne pensez-vous vous pas qu’il est possible de trouver en Belgique des informations sur Rimbaud et Verlaine dans des revues, des bibliothèques, des archives, ou autres ? Pourriez-vous nous donner des pistes?
J-BB
L'essentiel de ces recherches en Belgique a déjà été effectué de longue date. Tout récemment encore, Bernard Bousmanne a révélé divers détails peu connus dans son superbe livre illustré Verlaine en Belgique publié chez Mardaga, dans le cadre de l'exposition « Verlaine, cellule 252 », qui s'est tenue à Mons du 17 octobre 2015 au 24 janvier 2016 et que j'ai déjà évoquée tout à l'heure. Je n'irai pas jusqu'à dire que le sujet a été épuisé, mais j'ai bien peur qu'on ne trouve pas grand-chose de nouveau dans les revues et bibliothèques belges. L'hypothèse d'archives privées pouvant contenir des révélations n'est cependant pas à écarter. J'en rêve quelquefois. Je me dis qu'il y a peut-être quelque part à Bruxelles, ou ailleurs en Belgique, des dossiers qui sommeillent et auxquels leurs propriétaires n'ont jamais prêté attention. Le coup de dé, en somme. Lequel, ainsi que Mallarmé l'a si bien dit, n'abolira jamais le hasard. À moins que ce ne soit le contraire.
JB
Pour terminer cet entretien, je voudrais m’adresser à présent à l’auteur du
Dictionnaire amoureux de la Belgique. Ne pensez-vous pas que les Français ont une vision un peu stéréotypée de ce pays ? Baudelaire, il est vrai, n’a pas été tendre pour le plat pays . Ne faudrait-il pas corriger cette vision, surtout aujourd’hui ?
J-BB
Vous avez raison, les Français ont une vision stéréotypée de la Belgique. Ils l'ont du reste de la Grande-Bretagne, de l'Allemagne, des États-Unis et des autres pays. Je l'ai encore constaté lors des attentats terroristes, qui ont frappé Bruxelles le 22 mars 2016. C'est fou le nombre de bêtises que j'ai lues et entendues sur la commune de Molenbeek et, en particulier, sur son emplacement géographique exact ! D'une manière générale, l'immense majorité des commentaires et des articles publiés sur mon Dictionnaire amoureux de la Belgique, et Dieu sait s'il y en a eu beaucoup depuis sa parution en librairie en octobre 2015, participent à cette vision stéréotypée, alors même que je m'en suis écartée et que je n'ai pas voulu sacrifier aux clichés et aux lieux communs réducteurs. Mon livre propose, je crois, un juste équilibre entre des sujets, des thèmes et des personnages connus ou convenus et des sujets, des thèmes et des personnages qu'on ne s'attend pas forcément à trouver et qui constituent le plus souvent des découvertes, non seulement pour les lecteurs français, mais aussi pour les lecteurs belges. Eh bien, c'est à peine si la presse s'est attardée sur cette seconde catégorie de notice, à mes yeux la plus passionnante et, j'ose le dire, la plus originale (il y en a grosso modo plus de deux cent cinquante). Vraiment, je le regrette. Jusqu'à me demander si mon travail offre une quelconque utilité et si mes curiosités intéressent les gens. Il en va de même, d'ailleurs, du Dictionnaire Rimbaud. Je n'ai lu nulle part qu'un bon nombre de notices abordaient des sujets, des thèmes et des personnages qu'on n'avait encore jamais traités. Le livre est bourré de notations inédites, de détails nouveaux, de renseignements rares, et tout se passe comme si tout cela n'avait aucune importance.
JB
Avez-vous des projets éditoriaux ?
J-BB
J'ai toujours des dizaines de projets éditoriaux et je crois que j'en aurai toujours. Dans le cadre de nos entretiens, sachez que j'en ai en cours sur Verlaine dans lequel, il va sans dire, il est question de Rimbaud. Plus concrètement, je publie en octobre 2016 Le Paris de Simenon aux Editions Alexandrines. Ce livre fera partie d'une collection où figurent déjà les Paris de Balzac, Hugo, Dumas, Proust, Cocteau, Modiano, etc., et où est annoncé un Paris de Verlaine et de Rimbaud.