samedi 25 février 2012

Alain Tourneux au Procope, par Jacques Bienvenu


    J’arrive de Paris où j’ai assisté aujourd’hui même  à l’exquise conférence d’Alain Tourneux donnée pour les Amis de Rimbaud au Procope. Il évoque ses souvenirs avec aisance et simplicité. Il est debout et  parle sans ses notes qu’il a juste déposées sur sa table. Il a passé 32 ans  comme conservateur du Musée Rimbaud ! C’est en 1980 qu’il a commencé dans cette fonction. Le Musée n’était  alors qu’une salle de l’actuel Moulin. Nous apprenons avec étonnement qu’à cette époque Rimbaud était encore considéré comme un voyou par bien des  personnes âgées de la région. Il faisait équipe  avec Gérard Martin qui a été responsable de la Bibliothèque de Charleville pendant 30 ans. Alain Tourneux nous dit qu’il a eu l’impression de côtoyer Rimbaud tous les jours pendant toutes ces années. Il a connu tous les grands rimbaldiens actuels et de plus anciens comme Pierre Petitfils. Il nous explique comment le Musée s’est enrichi au fil des donations successives. Celles d’Henri Matarasso, de Suzanne Briet et plus récemment celles de la famille de Pierre  Bardey. Il nous parle de l’acquisition la plus prestigieuse du musée : celle du manuscrit du  sonnet des Voyelles. Lui et Gérard Martin ont osé dépasser le plafond prévu pour cet achat. Nul regret bien sûr. Ils l’ont acheté l’équivalent de 56000 euros. On n’ose dire combien il en coûterait aujourd’hui pour le musée.
Voici quelques anecdotes amusantes : celle, par exemple, d’Allen Ginsberg qui voulait à tout prix dormir dans la chambre (présumée) de Rimbaud et qui y est arrivé grâce à lui. Celle plus récente du Chanteur Pete Doherty qui a voulu visiter le musée à minuit après son concert. Plus sérieusement, le conservateur parle du nouveau Musée Rimbaud en préparation. Quinze projets d’architectes ont été retenus récemment. La « marraine » du nouveau Musée est Patti Smith. L’idée est de créer un lieu qui sera plus à l’image du poète que l’ancien Musée avec ses rideaux de velours vert et son parquet ciré.
 Je termine ce petit compte rendu par une chose émouvante et singulière. En 2010 était vendue une lettre d’Isabelle Rimbaud à Sotheby’s. Le Musée n’était pas en fond et n’a pu l’acheter. Le vendeur de la lettre était un certain docteur Heitz. Alain Tourneux l’apprit par la suite et …c’était son grand-oncle. Il ignorait qu’il était collectionneur !

samedi 18 février 2012

dimanche 12 février 2012

La pagination des "Illuminations", par Jacques Bienvenu

         Dans un article qui inaugurait, en l’an 2000,  le premier numéro de la revue Histoires littéraires, Steve Murphy est intervenu sur la question de la pagination du manuscrit des Illuminations, plus exactement sur celle de l’ensemble formé par les 23 feuillets de poèmes en proses conservés à la Bibliothèque nationale
          
       Cette question de la pagination de ces feuillets de Rimbaud n’est pas nouvelle. Déjà en 1946 les auteurs de la première édition de la Pléiade avaient prétendu  que l’ordre choisi par la revue La  Vogue qui suit la pagination des manuscrits avait été voulu par Rimbaud. Leur argument était que les poésies étaient écrites : « les unes à la suite des autres et sans aller à la page au début de chaque pièce. Elles forment donc un véritable recueil recopié par Rimbaud  selon un ordre voulu par lui. » Mais leur argument n’était pas valable car la continuité des Illuminations sans aller à la page au début de chaque pièce ne vaut que pour un nombre limité de poèmes. On s’étonne d’ailleurs, qu’ayant consulté les manuscrits, ils se soient montrés aussi légers sur cette question. Bouillane de Lacoste, qui s’est longuement penché sur les manuscrits des poèmes en prose de Rimbaud, n’a pas fait d’étude graphologique sur la numérotation des feuillets. Néanmoins, la question de savoir si l’ordre des poèmes donné par La Vogue est de Rimbaud le préoccupe et  il aura la bonne idée de poser la question à Felix Fénéon qui avait été chargé précisément de la publication de ces poèmes dans la revue.


            Ce témoignage est évidemment précieux, mais on se rend compte que ses souvenirs sont anciens. Ils datent d’une cinquantaine d’années. C’est ce que fait valoir dans son article Steve Murphy. Il commence par citer une lettre de Fénéon à Bouillane :

Le ms. m'avait été remis sous les espèces d'une liasse de feuilles de ce papier tout rayé qu'on voit aux cahiers d'école. Feuilles volantes et sans pagination, - un jeu de cartes, - sinon pourquoi me serais-je avisé de les classer dans une espèce d'ordre, comme je me rappelle avoir fait ? Pas de ratures .

Puis il la commente :

Toutefois, aucun manuscrit accessible du recueil ne présente des rayures et certaines pages du recueil contiennent des ratures assez abondantes. Et si Fénéon indique que les manuscrits étaient " sans pagination ", cette assurance (qui est surtout, en réalité, une inférence) disparaît dans sa seconde lettre. Certes, il continue à s'attribuer un rôle décisif dans l'agencement de " ce jeu de cartes hasardeux ", mais au lieu de répondre aux interrogations de Bouillane de Lacoste, il lui livre de nouvelles questions :
  
Votre ms. est-il paginé (et d'une pagination qui soit antérieure à 1886, époque où il se peut fort bien que je l'aie paginé pour l'impression) ? Persiste-t-il trace d'un cahier dont le fil de brochage eût maintenu d'affilée les feuillets ? Ceux-ci, avec leurs poèmes, se chevauchent-ils, ce qui serait le meilleur indice d'un ordre prémédité ? - Suivant les réponses qui peuvent être faites à ces questions et, au besoin, à d'autres, car elles ne sont pas limitatrices, ma déposition, - à savoir que les feuillets, réglés, étaient dans une couverture de cahier, mais volants et non paginés, - peut être infirmée, rectifiée, confirmée .

Si le manuscrit pouvait comporter "une pagination qui soit antérieure à 1886", c'est que le premier témoignage de Fénéon pouvait être sans fondement.

Steve Murphy ajoute immédiatement :

C. Zissmann a interprété de manière très perspicace à la fois ces réminiscences hésitantes, et les conclusions qu'en tire A. Guyaux : 

"Dans sa thèse, André Guyaux tente désespérément de faire croire, contre toute vraisemblance, que ce n'est pas à Rimbaud, mais à Félix Fénéon, qu'il faut attribuer la pagination à l'encre de certains feuillets. Il invoque à cette fin le témoignage de ce dernier, mais tire des conclusions abusives des extraits de lettres ou d'articles qu'il cite : " l'ordre logique " dans lequel Fénéon dit avoir tenté de " distribuer les feuillets, les chiffons volants de M. Rimbaud " est évidemment celui des textes de la plaquette, éditée par lui, qu'il présente en octobre 1886 dans le premier numéro du Symboliste, et non celui des textes qu'il a publiés quelques mois plus tôt dans La Vogue".

            Ce dernier extrait mérite une explication. Le lecteur de l’article de Steve Murphy, non prévenu, risque de ne pas comprendre ce que C. Zissmann a interprété de manière perspicace. Il convient de souligner un argument capital concernant le témoignage de Fénéon qui,  il faut bien le dire, est escamoté ici.

           Rappelons pour ce qui va suivre que les poèmes en prose  furent d’abord publiés en revue dans La Vogue hebdomadaire, en 1886, dans les numéros 5 et 6. Puis la même année, peu de temps après, en plaquette, dans un ordre totalement différent. Or il se trouve qu’en octobre 1886 Fénéon a donné un témoignage capital et cette fois tout frais dans sa mémoire, puisque nous sommes à quatre mois environ de la publication de la revue. Ce témoignage le voici écrit dans Le Symboliste du mois d’octobre 1886 :

Les feuillets, les chiffons volants de M. Rimbaud on a tenté de les distribuer dans un ordre logique.
           
  Il est clair que si Fénéon avait eu en main un manuscrit paginé par la main de Rimbaud, il n’aurait pas tenté de le distribuer autrement dans l’édition en plaquette. Cette remarque est tellement frappée au coin du bon sens que Bouillane de Lacoste lui-même exprime nettement son avis à propos des souvenirs de Fénéon : « S’il faut les prendre à la lettre, on en déduira que la pagination du manuscrit est de Fénéon et non de Rimbaud ; » C’est lui qui met les italiques. Puis il ajoute un peu plus loin :

D’ailleurs, le fait que Fénéon a complètement changé, dans la plaquette, l’ordre adopté par lui dans la Vogue hebdomadaire, prouve bien qu’il avait, dès le début, suivi sa propre inspiration.



          
          Mais il est possible que Steve Murphy, qui fait le plus grand cas des travaux de Bouillane de Lacoste, n’ait pas fait attention à ce jugement qui se trouve dans son édition critique des Illuminations publiée en 1949 peu après sa thèse,  parue la même année.
  
          Une autre objection a été formulée par André Guyaux dans sa thèse de 1985. Elle mérite d’être soulignée ici. L’auteur de  Poétique du fragment explique que ce qu’on oublie le plus souvent est que :

les textes publiés par Fénéon dans les numéros 5 et 6 de la Vogue ne constituent pas tout le corpus connu des Illuminations, mais seulement les trois quarts environ. Les numéros suivants de La Vogue en publieront d’autres, et une dernière série apparaîtra en 1895. Or, seuls les feuillets 5 et 6 sont classés et numérotés. Serait-ce une coïncidence ? S’il a entrepris de classer ses textes, pourquoi Rimbaud aurait-il numéroté partiellement ? 
     
       On voit bien que, pour l’instant, le témoignage de Fénéon et la numérotation partielle du recueil en prose ne plaident pas pour une pagination de la part de Rimbaud. Il reste à examiner (pour utiliser un mot savant) les arguments codicologiques de Steve Murphy. Ce sera l’objet d’une seconde partie.

dimanche 5 février 2012

"Juillet : 1872 ou 1873 ? ", par David Ducoffre

Le poème Juillet, que beaucoup connaissent sous le titre Bruxelles ou à partir de son incipit : « Plates-bandes d’amaranthes… », est l’un des plus énigmatiques de l’œuvre de Rimbaud. Nous reviendrons sur certains éléments du poème dans de prochains articles. Précisons seulement (pour ceux qui ne jouissent pas d’éditions récentes des œuvres de Rimbaud) que la mise en vente du manuscrit en 2006 a permis de corriger la présentation du titre au-dessus des vers. Le poème s’intitule Juillet et en haut à droite apparaissent deux localisations géographiques démarquées par des virgules, comme s’il fallait les lire avant le titre : « Bruxelles, / Boulevart du Régent, Juillet. » Un tel mode de lecture expliquerait que La Vogue et Verlaine aient intitulé ce poème Bruxelles et non Juillet en 1886, malgré le soulignement exclusif de la mention de mois. La vente du manuscrit a également révélé une lacune à la fin du vers 3. Le début d’un « P » majuscule apparaît de manière indiscutable sur le rebord déchiré du manuscrit et cela nous apprend que ce vers qui ne comptait jusqu’alors que neuf syllabes métriques, « lieux » comptant classiquement pour une seule syllabe, est amputé d’un monosyllabe à la rime. La certitude scientifique est ici impossible, mais il faut raison garder : à un très haut degré de probabilité, l’apostrophe « Père[,] » en fin de vers 3 doit ici « rimer » à la mode banvillienne avec la mention « Jupiter » du vers 2.
Rimbaud a été présent à Bruxelles, aussi bien en juillet 1872 qu’en juillet 1873. Mais il est strictement impossible que le poème fasse allusion au drame de Bruxelles et à l’incarcération de Verlaine. Le récit du séjour bruxellois de 73 est connu, il a intéressé la Justice. Rimbaud est arrivé de nuit, il a passé deux jours pratiquement en permanence dans la chambre de Verlaine. Les scènes d’extérieur ne concernent alors que la proximité de la Grand-Place. Après le coup de feu et l’arrestation de Verlaine, à une nuit près, le reste du séjour de Rimbaud se passera à l’hôpital, avec la simple exception d’un jour de permission le 19 juillet : il profita de ce dernier pour remettre une lettre de désistement en mains propres au juge t’Serstevens. Le 20 juillet, libéré, Rimbaud eut la possibilité de repartir en France. Voilà tout le résumé de son séjour bruxellois du 8 au 20 juillet. Le « boulevart du Régent » n’est pas concerné par ce séjour, et il n’est nullement question de vie au soleil. Qui plus est, Rimbaud ne pouvait pas écrire intensément à ce moment-là : sa blessure au poignet est présentée dans le libellé pince-sans-rire du procès fait à Verlaine comme une incapacité de travail causée à un homme de lettres. Du peu de temps libre que Rimbaud a eu pour « flâner » à Bruxelles, il faut encore retrancher la probable visite à l’éditeur Poot, puisqu’une mise sous presse du livre Une saison en enfer a suivi.
L’arrestation de Verlaine eut lieu à l’Hôtel de Ville, son incarcération se fit aux Petits-Carmes (ce qui ne nous rapproche qu’approximativement du « boulevard du Régent »), son jugement eut lieu le 8 août au tribunal de première instance et sa condamnation fut confirmée en appel le 27 août. Les affirmations selon lesquelles Verlaine a été condamné en juillet 1873 dans un palais de Justice du boulevard du Régent sont complètement erronées et même le rapprochement de la « cage de la petite veuve » avec la prison des Petits-Carmes est aléatoire. Que Rimbaud puisse se moquer de son compagnon Verlaine sous les traits d’une Vierge folle dans Une saison en enfer (ceci étant dit sans préjudice de l’autonomie littéraire du texte), cela demeure vraisemblable dans la mesure où cette prose semble avoir été écrite en juin, un peu avant le drame de Bruxelles. En revanche, Juillet serait un texte bien léger pour se moquer du drame de Verlaine. Nous savons qu’au contraire Rimbaud fut abattu et qu’il recopia des poèmes de Verlaine à la fin de l’année 1873. Quelques manuscrits nous sont parvenus. Ni en 1872, ni en 1873, il n’est concevable que Rimbaud passât son temps à railler la poésie de Verlaine. L’idée de poèmes de Rimbaud ridiculisant le talent de Verlaine est un lieu commun de la critique rimbaldienne, mais un lieu commun qui manque depuis toujours d’une élémentaire cohérence. Nous n’y adhérerons sûrement pas.
En réalité, Juillet est un poème de l’été 1872. La canicule des mois de juin et juillet fut alors un sujet littéraire d’actualité, notamment dans La Renaissance littéraire et artistique. Un autre poème à l’esthétique similaire est daté de « juillet 1872 » : « Est-elle almée ?... » Or, les deux poèmes contiennent la même mention : « C’est trop beau ! » ; l’un à cinq vers de sa fin, l’autre à quatre. L’esthétique fantaisiste des Paysages belges dans Romances sans paroles rappelle l’esthétique du récit de voyage en Belgique de Théophile Gautier, tandis que cette déclaration de recueil « sans paroles » de Verlaine fait songer nettement à la scène de « silence » du poème Juillet de Rimbaud. Le recueil Romances sans paroles contient lui-même trois poèmes intitulés Bruxelles, mais datés du mois d’août, dont un localisé géographiquement. Il aurait été écrit à l’estaminet « Au Jeune Renard ». Ce repérage géographique en marge des vers est proposé à la manière des mentions « Bruxelles, Boulevart du Régent, » du poème de Rimbaud. Rappelons que Verlaine en 1886 pensa lui-même que le titre de Juillet était Bruxelles. Dans l’un des poèmes intitulés ou surtitrés Bruxelles de Verlaine, il est aussi question de la foire populaire de Saint-Gilles. Les deux autres poèmes bruxellois sont qualifiés de Simples fresques. Dans sa lettre du « 22 7bre 72 » à Emile Blémont, Verlaine a envoyé les trois poèmes bruxellois suivis de la seconde ariette alors intitulée Escarpolette.  La présentation des poèmes est différente du recueil final. Tiure au singulier Simple fresque. Le poème « La fuite est verdâtre et rose… » est précédé de la localisation suivante : « Près de la ville de Bruxelle [sic] en Brabant », d’une parenthèse parlante (Complte d’Isaac Laqueden [sic]) et d’un chiffre romain I isolé, puisque les autres poèmes ne sont pas numérotés. Le poème « L’allée est sans fin,… » est intitulé Paysage belge et le troisième poème est précédé d’une mention exactement conforme à celui de Rimbaud : « Bruxelles, Auberge du Jeune Renard, Août 72. » Voilà qui ressemble à la présentation de Rimbaud : « Bruxelles, Boulevart du Régent, Juillet », sauf que le mois fait titre chez Rimbaud, cependant que le poème de Verlaine a son propre titre Chevaux de bois. Or, Verlaine ne s’arrête pas là, il ajoute une épigraphe de Victor Hugo en tête de son poème : « Par St-Gille / Viens-nous-en / Mon agile / Alezan ! » et, à la suite des vers, il revient sur ces répères géographiques et temporels : « Champ de foire de St-Gilles-lez-Bruxelles, Août 72. » Cette lettre fait état d’un projet littéraire De Charleroi à Londres à partir de « notes excessivement curieuses sur la Belgique », ce qui fait encore une fois songer à une similitude d’intention avec le Voyage en Belgique et en Hollande de Théophile Gautier. Enfin, le ton des trois poèmes de Verlaine est bien sûr à l’unisson avec celui du poème de Rimbaud.
Rimbaud et Verlaine ont logé à Bruxelles environ du 10 juillet au 22 juillet, et l’ex madame Verlaine nous a appris le succès immédiat que Verlaine prêtait à Rimbaud auprès des réfugiés communards. Or, nos deux poètes résidèrent au Grand Hôtel liégeois et un document révèle que, lorsque la mère de Rimbaud fit rechercher son fils, les renseignements des enquêteurs confondirent le Grand Hôtel liégeois avec « l’hôtel de la Province de Liège rue de Brabant à St Josse-ten-Noode ». Les deux hôtels étaient assez proches l’un de l’autre. La localisation de Rimbaud et Verlaine se fait précisément à proximité du « Boulevart du Régent » du 10 au 22 juillet 1872, à savoir dans le centre-ville vers St Josse-ten-Noode. Il suffit de regarder une carte de Bruxelles pour s’en rendre compte.
Le poème est une description le long du « boulevart du Régent ». Tous les éléments s’y trouvent, à une exception près qui n’est pas le « palais de Jupiter », mais la « charmante station du chemin de fer ». C’est ce que le texte dit en toutes lettres. Nous y reviendrons prochainement.
Quant à la « Charmante station du chemin de fer », j’ignore encore à quoi elle peut renvoyer. Il est question d’une comparaison entre Juliette et Henriette, apparemment sur le mode de La Voie lactée de Banville, poème où, comme Jacques Gengoux l’a fait remarquer, il est question d’une comparaison entre Shakespeare, le drame, et Molière, la comédie. Cette comparaison se fait à partir des figures féminines de Juliette et d’Henriette. Henriette est l’héroïne des Femmes savantes, pièce dans laquelle Trissotin, portrait charge du « petit abbé » Cottin, lit l’épigramme Sur un carrosse de couleur amarante. Il se trouve que Verlaine venait de composer un poème qui reprenait approximativement un vers de cette épigramme : le vers « Car tant d’or s’y relève en bosse », est la réécriture du vers « Où tant d’or se relève en bosse » de Trissotin. Ce poème de Verlaine, c’est la sixième des Ariettes oubliées et elle se caractérise par un procédé banvillien. Verlaine fait rimer des mots masculins avec des mots féminins tout au long de son poème, jusqu’à la mention « rime non attrapée » qui nous fait tout à coup basculer dans des rimes fausses dignes de figurer dans les poèmes de Rimbaud de la même époque : « arrive » :: « naïf », « fatigué » :: « s’en égaie », sans compter l’obligation classique de la consonne d’appui pour les rimes en « é » : « petit abbé » :: « attrapée ».
Il n’est pas encore temps pour nous de préciser les liens entre ces textes. Mais, ce qu’il faut déjà comprendre, c’est qu’il est question d’un balcon sur le boulevard du Régent qui, de manière obscène, fait songer le poète à la célèbre scène de Roméo et Juliette du drame shakespearien et entraîne une comparaison avec une station de chemin de fer, localisée on ne sait où et baptisée du nom d’Henriette. Cette fois, il faut retrouver un élément de la description qui n’est pas situé sur le boulevard du Régent. Quelles stations de chemin de fer peuvent être bien connues de Rimbaud ? Songe-t-il à Walcourt, à une station bruxelloise, française ? Le train est un motif central des poèmes de Rimbaud et Verlaine à cette époque, comme le montre entre autres la relation intertextuelle révélée par Steve Murphy entre Malines et Michel et Christine. Le poème Walcourt des Romances sans paroles, très proche de notre Juillet, parle aussi des « gares prochaines », tout comme son successeur Charleroi (« Des gares tonnent. »). Mais, Rimbaud et Verlaine ne se sont rendus à Walcourt et Charleroi qu’après le 22 juillet apparemment. L’idée d’une station française ou d’une station belge inconnue semble devoir s’imposer. Citons le fameux billet que Verlaine envoya à cette époque à Lepelletier :

Mon cher Edmond,

Je voillage vertigineusement. Ecris-moi par ma mère, qui sait à peine « mes » adresses, tant je voillage ! Précise l’ordre et la marche. Rime-moi et écris-moi rue Lécluse, 26. – Çà  [sic] parviendra – ma mère ayant un aperçu vague de mes stations… psitt ! psitt ! – Messieurs, en wagon !
[…]

Comme l’a montré Bruno Claisse, les mots techniques pour désigner l’univers du chemin de fer sont très présents dans les Illuminations : Mouvement, Marine, Les Ponts, Soir historique, etc. Même Génie semble y faire allusion : « le charme des lieux fuyants et le délice surhumain des stations », image étonnamment proche de vers opposant un calme ancien à une évasion dans Juillet : « Calmes maisons, anciennes passions » et « Charmante station du chemin de fer ». Nous voilà loin de la littérature romantique hostile au progrès, voilà que le train libère le poète et défait la mélancolie : « mille diables bleus dansent dans l’air ».
Dans notre compte rendu de l’article de Benoît de Cornulier sur le poème Juillet, nous avons précisé que le mot « station » était le seul enjambement de mot réel à la césure dans le poème et que cet enjambement avait lieu précisément au vers 14, milieu d’une composition de 28 vers. Nous avons fait une remarque similaire pour le poème Mémoire. Les deux seuls enjambements de mots au sens strict portent sur les vers 21 et 24 du quatrain post-médian, puisque le poème Mémoire compte 40 vers. La mention « station » est donc capitale pour la compréhension du poème Juillet, lequel comporte encore au dernier quatrain une suite ramassée de mentions étonnantes : « Boulevard », « mouvement », « scènes », etc. Le mot « scènes » est le titre d’un poème en prose des Illuminations, lequel a été publié au demeurant en même temps que Juillet dans le numéro 8 de la revue La Vogue en 1886. Le « Boulevard sans mouvement » fait écho au « mouvement d’un boulevard de Bagdad » dans le poème en prose Villes (« Ce sont des villes »). L’autre poème en prose intitulé Villes (« L’acropole officielle…) offre un parallèle intéressant avec le début de Juillet, sans le bleu du ciel toutefois : « Impossible d’exprimer le jour mat produit par ce ciel immuablement gris, l’éclat impérial des bâtisses, et la neige éternelle du sol. On a reproduit dans un goût d’énormité singulier toutes les merveilles classiques de l’architecture. » Voici encore quelques passages sur « drame » et « commerce » : « Le quartier commerçant est un circus d’un seul style, avec galeries à arcades. On ne voit pas de boutiques. Mais la neige de la chaussée est écrasée […] A l’idée de chercher des théâtres sur ce circus, je me réponds que les boutiques doivent contenir des drames assez-sombres. » Nous retrouvons une similaire approche de littérature de voyage sous le regard acide du poète ! Et ce n’est pas tout, « mouvement » est le titre d’un poème des Illuminations où il est question des transports modernes et du train notamment (« mouvement de lacet », « célérité de la rampe ») comme l’a montré Bruno Claisse. Ce poème Mouvement, caractérisé par l’apparition du vers libre moderne, joue à son tour sur une distribution étonnante. Le contraire du « mouvement » en physique, c’est le « Repos », précisément le premier mot du vers 14, au milieu donc d’un poème en 26 vers.
Arrivé à Londres, Verlaine a envoyé plusieurs lettres conséquentes datées de septembre et octobre à son ami Edmond Lepelletier, où il décrit en informateur consciencieux son exploration de la capitale anglaise. La ressemblance d’allure de ces lettres avec les poèmes Villes de Rimbaud et d’autres est saisissante. Pourtant, la critique préfère penser que Rimbaud a attendu le court mois de compagnonnage londonien avec Germain Nouveau pour composer en toute hâte un nombre conséquent de poèmes en prose chargés de références pointues, histoire de rappeler qu’il était resté écrivain. Pris par le temps, Rimbaud dut même demander à Nouveau d’achever de recopier Métropolitain et l’un des deux Villes. Franchement, vous y croyez ?
En tout cas, Juillet est une relation touristique amusée dans l’esprit de la section Paysages belges des Romances sans paroles de Verlaine. Il y est question du passage à Bruxelles entre les 10 et 22 juillet, et une description est envisagée en ce qui concerne le boulevard du Régent. La révolution belge eut lieu non pas en juillet, mais en septembre 1830. Le 21 juillet 1831 sera celui du serment de fidélité du roi Léopold Ier. Le Régent fut à la tête de l’Etat entre ces deux dates. Mais le français Rimbaud fréquentant à Bruxelles le milieu des réfugiés communards, le poème peut s’intituler Juillet en référence ici provocante à la Révolution française. Le « paradis d’orage » est présent dans Juillet, ce qui n’est pas sans échos avec les trois textes suivants : Villes (« Ce sont des villes !... »), Le Bateau ivre (« les juillets) et Paris se repeuple (« L’orage a sacré ta suprême poésie »). La légèreté de ton du poème est nettement marquée par le sentiment d’évasion que célèbre plus que nettement le vers central du poème avec son enjambement de mot à la césure : « Charmante station du chemin de fer ». La station signifie l’arrêt et il est ici impossible de s’arrêter à la césure, voilà quel est l’effet de sens de ce défaut de césure au vers 14. Enfin, en juillet 1872, l’esprit des poèmes en prose des Illuminations était proche, extrêmement proche.