dimanche 21 octobre 2012

Hommage à Charleville, par Jacques Bienvenu


Alain Tourneux à gauche et Gérard Martin à droite



        C’est hier à 14H, au Musée Rimbaud à Charleville,  qu’un hommage a été rendu à Gérard Martin et  Alain Tourneux conservateurs des bibliothèques et musées de Charleville-Mézières. Ils ont travaillé ensemble pendant trente ans avec une entente parfaite. Je ne peux entrer ici dans le détail de tout ce qu’ils ont fait pour la Bibliothèque et le Musée depuis trois décennies. J’ai déjà rendu compte sur ce blog d’une conférence d’Alain Tourneux à laquelle je renvoie. Gérard Martin m’a promis un article concernant l’histoire de la bibliothèque et des documents qui s’y trouvent. Tous  ceux qui ont fait des recherches sur Rimbaud ont connu l’amabilité et la disponibilité,  malgré de lourdes charges, de ces conservateurs parfaits. Madame Claudine Ledoux, Maire de Charleville, dans son discours inaugural a rendu hommage aux deux hommes à la fois avec simplicité et solennité. Suite à ce discours, les deux  conservateurs ont été invités à dire un mot au public. Gérard Martin  nous a dit avec modestie qu’il se considérait comme  le maillon d’une chaîne - son nom figurant simplement avec celui de ses prédécesseurs  sur le grand cahier  où sont référencés tous les ouvrages de la bibliothèque depuis son origine. Alain Tourneux prend à son tour la parole. C’est lui qui est chargé d’organiser la grande rénovation du Musée. Avec l’humour qui le caractérise, il précise qu’il va être bref car il  doit se réserver pour le discours de l’inauguration qui devrait avoir lieu, sauf erreur, dans deux ans. Une émotion sincère et profonde se sentait dans le public. L’Association des amis de Rimbaud était représentée par Louis - Claude Paulic et Madame  Jacqueline Teissier - Rimbaud, parente du poète. Parmi ceux qui ont contribué au livre hommage, on comptait Michel  Arouimi, Marie-Anne Bardey, Jacques Bienvenu, Aurélia Cervoni, André Guyaux,  Claude Jeancolas.


Madame Claudine Ledoux entourée des conservateurs pendant son discours




De gauche à droite : Jacqqueline Teissier- Rimbaud, Alain Tourneux, Claude Jeancolas, Marie-Anne Bardey, Jacques Bienvenu, Gérard Martin, André Guyaux


André Guyaux à gauche et Claude Jeancolas à droite.


          Au premier étage, Alain Tourneux avait réussi à monter  une exposition des documents qui sont devenus récemment la propriété du Musée. On pouvait admirer le prestigieux don de la famille Bardey,  notamment le manuscrit de la notice sur l’Ogadine signé de Rimbaud, l’album des photos, les pièces qui se trouvaient dans une petite bourse qui appartenait au poète voyageur. J’ai eu le plaisir de revoir Marie-Anne Bardey après l’inauguration, l’an dernier, de la salle Rimbaud à la gare de Marseille en présence de Patti Smith. Etaient exposées aussi les photographies généreusement offertes par la fondation Catherine Gide. Sur  ce sujet consulter l’article d’Alain Tourneux. On pouvait voir  aussi les quatre fac-similés de la lettre de Gênes dont trois avaient disparu et que j’ai eu le plaisir de retrouver grâce à Alain Tourneux. Lire  à ce propos mon  article.


           Une petite surprise imprévue : deux jeunes gens, venus en pèlerinage au musée Rimbaud, qui n'avaient pas oublié que le 20 octobre était le jour anniversaire  de la naissance du poète. Ils sont photographiés à l'entrée du musée.


             Je me résume : pas une fausse note dans cet hommage réussi,  chaleureux et  si mérité !

En préparation : Hommage à Charleville

samedi 13 octobre 2012

La signature Léon Dierx au bas du poème Vu à Rome, par David Ducoffre



Chapelle Sixtine en 1870. Source :  BnF




Les lèvres closes.
     ____

Vu à Rome.

Il est, à Rome, à la Sixtine,
Couverte d’emblèmes chrétiens,
Une cassette écarlatine
Où sèchent des nez fort anciens :

Nez d’ascètes de Thébaïde,
Nez de chanoines du Saint Graal
Où se figea la nuit livide,
Et l’ancien plain-chant sépulcral.

Dans leur sécheresse mystique,
Tous les matins, on introduit
De l’immondice schismatique
Qu’en poudre fine on a réduit.

Léon Dierx.
     A. R.


De toutes les contributions de Rimbaud à l’Album zutique, le poème Vu à Rome est devenu le dernier sujet énigmatique. En quoi serait-il une parodie de Léon Dierx ? Quel passage des Aspirations poétiques, des Poèmes et poésies ou bien des Lèvres closes a pu être visé ? Les édifices chrétiens sont quasi absents de l’œuvre du poète réunionnais et la mention « saint Graal » du poème Dans l’allée du recueil Les Amants de 1879 ne saurait être exploitée comme source. L’abondance de « nez » de la parodie rimbaldienne serait-elle à rapprocher des Yeux de Nyssia ? C’est possible, mais secondaire. En revanche, point commun très sensible avec les trois quatrains de Rimbaud, la mise en scène de la mort et d’une énigme de la vie dans l’au-delà est essentielle dans la poésie de Léon Dierx ; elle justifie le titre de recueil : Les Lèvres closes, et nous relevons bien la présence occasionnelle du mot « livide(s) » à la rime dans La Révélation de Jubal VIII ou dans Soir d’octobre. Banal, l’octosyllabe est toutefois peu abondant sous la plume de Léon Dierx qui privilégie nettement l’alexandrin.
Le sens premier de Vu à Rome n’est pas compliqué à cerner. Des reliques d’une grande importance pour l’Eglise sont conservées dans la chapelle Sixtine, mais il s’agit de restes un peu particuliers d’hommes saints : rien moins que des nez momifiés. La répétition du mot trivial « nez », peu poétique, permet le déploiement d’une petite énumération rhétorique burlesque qui indique deux façons mystiques d’aborder la religion, soit par le retrait de ce monde, à l’instar de saint Antoine et des « ascètes de Thébaïde », soit par l’enrôlement dans des ordres militaires, puisque la mention « chanoines du Saint Graal » est une corruption de l’ordre des « chanoines du Saint-Sépulcre », entraînant une autre allusion aux sentiments pieux des chevaliers de la Table ronde en quête du Saint-Graal comme dans le roman inachevé Perceval de Chrétien de Troyes. Mais les termes du poème n’indiquent pas l’au-delà et privilégient l’idée d’une mort lugubre : « Se figea », « livide », « sépulcral », jusqu’au sarcasme « sécheresse mystique » qui reprend l’idée de « nez fort anciens » qui « sèchent » concrètement. L’adjectif « anciens » est lui-même repris dans « ancien plain-chant sépulcral », alors qu’il est question de reliques sacrées dans la Ville Eternelle. Les deux derniers vers sont la pointe anticléricale du poème. Par la métaphore du « nez », le poète suggère une remise en cause de l’idée d’une odeur de sainteté dans le dernier retrait du pape, le Vatican. La forme « immondice schismatique », sous son apparence recherchée, signifie que, loin de parfumer d’encens ces lieux saints et ces reliques, on fait respirer, savamment préparés, des détritus odorants (« de l’immondice ») à ces narines, en provoquant une réaction de rejet (« schismatique »).
Toute la difficulté est de déterminer qui introduit ces détritus réduits en poudre dans les nez momifiés. Le terme « immondice » contient l’idée de « monde » par opposition au « sacré », ce qui fait songer à la situation nouvelle du pape, dont les Etats ne s’étendent plus à la ville de Rome, mais tendent à se limiter au Vatican. Désormais, l’Eglise est au milieu du monde, puisque Rome a été annexée à l’Italie en 1870 et en est devenue la capitale en 1871 même. Le pouvoir spirituel subit la domination du pouvoir temporel. Les tensions entre l’Etat italien et l’Eglise ne trouveront de résolution qu’avec les accords du Latran en 1929. Le sentiment d’un schisme peut très bien se limiter à cette allusion à la situation nouvelle de Rome, mais l’idée de schisme est surtout dans l’air du temps suite à des oppositions au dogme de l’Infaillibilité pontificale, en Allemagne avec les « vieux catholiques » et en France avec des mouvements gallicans[1]. Léon Dierx, qui n’a pas la réputation d’un poète croyant, se serait-il quand même prononcé sur le sujet ? Nous aurions aimé trouver un extrait de son œuvre clairement critiqué par Rimbaud. Les signatures zutiques « Armand Silvestre » et « Léon Dierx » n’avaient jamais été prises réellement au sérieux, mais nous avons découvert que Lys offrait une réécriture d’un poème précis du protégé de George Sand. A son tour, cette signature « Léon Dierx » ne peut pas être gratuite.
Dans son livre Arthur Rimbaud et le foutoir zutique, Bernard Teyssèdre a repris nos conclusions sur les parodies de Ricard, Silvestre et Belmontet, sans quoi son ouvrage n’aurait pu prétendre à l’exhaustivité. Mais il s’est retrouvé confronté à une importante difficulté pour le poème Vu à Rome. Il a imaginé que ces vers étaient eux aussi une parodie d’Armand Silvestre, mais que, pour ne pas citer deux fois celui-ci, Rimbaud avait choisi de mentionner Léon Dierx. Ce raisonnement est d’autant plus étrange que c’est pour avoir refusé de sous-estimer la signature « Armand Silvestre » en bas du quatrain Lys que nous avons pu en révéler l’intertexte. Bernard Teyssèdre a d’ailleurs multiplié les hypothèses. Il a affirmé qu’il y avait une allusion aux titres (pas même au contenu ?) des livres Parfums de Rome et Odeurs de Paris de Louis Veuillot, hypothèse lancée par Steve Murphy (voir son livre Rimbaud et la Commune), ou bien, sans que cela ne soit très clair, il a prétendu y voir une réécriture du poème La Mort de Philippe II de Verlaine. Le mot « schismatique » nous a même valu une digression sur les cathares. Enfin, si la raillerie d’une sorte de sensualité érotique en religion n’est pas à exclure, Bernard Teyssèdre imagine une lecture obscène du poème où les nez sont phalliques et où « l’immondice schismatique » « réduit » « en poudre fine » est un aphrodisiaque tiré des cantharides, ce qui s’applique pourtant bien mal au déploiement du texte. L’essentiel est dans la relation d’un organe de l’odorat à une odeur nauséabonde qui crée un malaise au centre de la vie catholique à Rome. Je ne retiens guère de toutes ces hypothèses que le relevé de l’adjectif « écarlatine » dans un passage érotique du recueil Philoméla de Catulle Mendès (Sonnet dans le goût ancien, vers 2). Mais la « bouche écarlatine » y connote le plaisir des sens et le rapprochement n’éclaire pas la satire de Rimbaud. Quant à l’idée d’une allusion au parti ultra montaniste, si elle semble intéressante, il n’en reste pas moins que Vu à Rome ne parle pas précisément de nez grêlés comme celui de Veuillot. Certes, je suis bien d’accord pour rechercher l’explication du poème Vu à Rome dans l’actualité. Mais, je ne peux accepter comme Bernard Teyssèdre de déclarer insignifiante la signature « Léon Dierx » au bas du poème. Cette attribution a une fonction précise qu’il convient de ne pas escamoter.
Le poème n’est peut-être pas une critique d’un texte de Léon Dierx et il faut alors penser autrement. Or, j’avais laissé de côté la question formelle et je gardais présent à l’esprit qu’une œuvre au moins de Léon Dierx était en octosyllabes, le poème Paroles du vaincu paru en plaquette. Dans sa biographie Arthur Rimbaud (Fayard, 2001, p.227), Jean-Jacques Lefrère commente le rapport que fait Rimbaud des publications du libraire Alphonse Lemerre dans sa lettre à Demeny du 17 avril 1871 :

[Il] aurait pu citer l’Odelette guerrière de Mendès, les Chants du soldat de Déroulède et les Paroles d’un vaincu de Dierx.

Jean-Jacques Lefrère précise encore à propos de la revue des poètes dans la lettre « du voyant » (p.322) que, de Léon Dierx, considéré parmi les « talents », Rimbaud avait pu lire :

[…] ses Paroles d’un vaincu publiées au lendemain de la défaite de 1870.

Une Bibliographie des publications pour les années 1870 et 1871 permettrait sans doute de trancher quant à la date exacte (mois et année) de publication des non pas Paroles d’un vaincu, mais Paroles du vaincu, de Léon Dierx. Mais, pour figurer dans la lettre du 17 avril 1871, cette publication doit être antérieure au « 10 mars », puisque Rimbaud indique qu’il a quitté Paris à cette date. Par la suite, cette plaquette aurait-elle pu être facilement accessible du temps de la Commune, et aussi en-dehors de Paris, puisque, éventuel séjour communard à Paris fin-avril ou pas, notre poète a résidé essentiellement à Charleville du 18 mars au 15 septembre 1871 ? Rimbaud peut très bien n’en avoir pris connaissance qu’après cette dernière date de montée à Paris. Le poème Vu à Rome témoignerait d’une lecture toute fraîche. Cela me paraît d’autant plus probable que je ne vois pas comment Léon Dierx aurait pu publier, « au lendemain de la défaite de 1870 » (le 04 septembre ?), un poème de revanche qui en vient à déplorer la perte des deux sœurs, l’Alsace et la Lorraine. L’armistice entre la Prusse et la France date du 29 janvier 1871 et l’annexion (partielle) de l’Alsace-Lorraine a été imposée en application du traité de Francfort qui a été signé seulement le 10 mai 1871.
Justement, il nous est possible de consulter la mise en ligne de la plaquette Paroles du vaincu sur le site Gallica et, à la suite du poème, nous apprenons ceci : « Imprimé / le 5 octobre mil huit cent soixante-onze / par J. Claye / pour A. Lemerre, libraire / à Paris ». Ne s’agirait-il pas de la première édition, sinon de l’unique édition en plaquette ? 




Les Paroles du vaincu font chorus à la poésie revancharde toute contemporaine de Coppée dans Plus de sang ou Fais ce que dois. Le poète qui rêvait de « paix universelle » doit forger la haine pour venger l’annexion de l’Alsace et la Lorraine comparées à deux sœurs violées. Des éléments du poème de Dierx peuvent faire écho aux satires de la poésie belliqueuse de Coppée que sont Les Corbeaux et La Rivière de Cassis. Il est question de « corbeaux » se repaissant des morts français dans le poème de Dierx, mais aussi de « glaive », d’homme « Droit sur l’arçon », « Des ruines au nom sonore, / Dont la gloire sur nous encore / Flambe, et croule, comme autrefois ! » Difficile de ne pas penser à la raillerie contre la poésie de revanche de Coppée dans Les Corbeaux et La Rivière de Cassis : « mystères révoltants », « campagnes d’anciens temps », « donjons visités », « parcs importants », « chevaliers errants ».
Mais, pour ce qui concerne Vu à Rome, Rimbaud a surtout procédé à la reprise formelle de l’octosyllabe des Paroles du vaincu, de manière à signaler à ses lecteurs qu’il ciblait l’auteur d’une plaquette politique d’actualité plutôt que le poète disciple de Leconte de Lisle, encore que celui-ci avait manifesté sa haine des communards. Ajoutons à cela que, dans l’Album zutique, les initiales minuscules des mots « idole » et « lèvres » et les points après la mention des surtitres des recueils de Mérat « L’idole. » et de Dierx « Les lèvres closes. » imitent le modèle de présentation typographique pour les autres ouvrages de Léon Dierx dans la plaquette Paroles du vaincu : « POEMES ET POESIES. », « LES LEVRES CLOSES. » Quant à l’idée de « vaincu », elle vise cette fois l’Eglise, autre victime indirecte de la guerre franco-prussienne, puisque la chute à Sedan de Napoléon III, principal soutien de l’Eglise, a permis aux Italiens d’investir Rome le 20 septembre 1871.
Toutefois, Rimbaud n’a pas repris la strophe de neuf vers du poème d’actualité de Léon Dierx. Il a repris le quatrain classique, voire banal, de rimes croisées qui concerne quelques poèmes en alexandrins des Lèvres closes. Surtout, les deux premiers poèmes de ce recueil, Prologue et Lazare (ce dernier en strophes embrassées ABBA et non croisées ABAB), rassemblent certains mots clefs du poème de Rimbaud et créent cette commune atmosphère d’angoisse existentielle devant la mort. A l’image apparemment rassurante, mais vouée à la dérision : « Couverte d’emblèmes chrétiens », de Rimbaud fait écho au second quatrain du Prologue l’expression lugubre : « couverts de silence et de nuit ». Si, aux côtés du verbe « se figea », les mots « livide » et « sépulcral » se suivent à la rime dans le poème de Rimbaud, créant une atmosphère funèbre en contradiction avec le sentiment d’éternité que devraient inspirer les reliques, les mentions « couverts », « se figeait », « sépulcre », « Livide », voire « lèvres closes », « vieux morts » et « air insalubre » (songeons aux « nez fort anciens » et à cet « immondice schismatique »), sont justement présentes dans ces deux poèmes de début de recueil. Et rappelons que, selon Delahaye, Rimbaud était précisément admiratif du poème Lazare de Léon Dierx, poème qui rassemble à lui seul quatre de nos mentions clefs !

Comme vous, morts couverts de silence et de nuit, (Prologue, vers 6)
Mais le sépulcre en moi laissa filtrer ses rêves, (idem, vers 9)
Et vivant j’ai vécu du souci des vieux morts, (ibid., vers 10)
Le soupir qui s’amasse aux bords des lèvres closes, (ibid., vers 13)
Livide, il se dressa debout dans les ténèbres ; (Lazare, vers 2)
Tel qu’un homme étouffant dans un air insalubre. (Idem, vers 16)
Et le sang se figeait aux veines du plus brave, (ibid., vers 27)
Revenant du sépulcre où tous étaient restés ! (ibid., vers 30)

Liant la mort et le motif baudelairien des Correspondances, le poème L’Invisible lien mérite aussi l’attention. Le motif du vaincu traverse le recueil des Lèvres closes (L’Invisible lien, Ce soir). Le poème Obsession sacralise le souvenir sensuel des yeux, de la bouche, d’autres parties du corps, et refuse de croire à leur mort, leur idéal n’ayant disparu à la vue que pour se propager autre part[2].
En clair, la signature « Léon Dierx » va de pair avec l’ironie anticléricale. Par un procédé de reprise, les nez qui « sèchent » deviennent l’expression d’une « sécheresse mystique », autrement dit l’image comique d’une misère et d’un néant des idées religieuses du Vatican. L’angoisse de Dierx devant le sentiment du néant approfondit la portée sarcastique du poème de Rimbaud. L’introduction de cette « immondice schismatique » dans les narines est blasphématoire en poésie, mais qui est le « on » du poème ? Le pouvoir papal lui-même compris comme un fauteur de troubles ou bien la présence des républicains dans Rome ? Les passages que j’ai pu relever dans la presse d’époque ne m’invitent pas encore à déterminer plus clairement l’allusion politique du poème. Mais il me semble que nous avons grandement progressé en considérant que l’Eglise vaincue poussait des cris comparables au poète Léon Dierx dans ses Paroles du vaincu, et pouvait incriminer la guerre franco-prussienne. L’idée d’annexion soufferte est commune au Pape et aux poètes Coppée et Dierx. Enfin, l’expérience métaphysique du néant dans la poésie des Lèvres closes est un point d’appui sarcastique au poème anticlérical de Rimbaud où « nuit livide » et « plain-chant sépulcral » figurent l’angoisse du croyant et suggère plutôt la conscience de la mort (« se figea ») que celle d’un au-delà dont augurent mal « sécheresse mystique » et « immondice ».
N’en déplaise à Bernard Teyssèdre, ce poème ne pouvait être signé que « Léon Dierx » ou « François Coppée », celui-ci pour la neuvième fois. Car un intertexte majeur de Vu à Rome n’est sans doute autre que le Prologue en octosyllabes du Reliquaire ! François Coppée compare la poésie qu’il consacre à ses « beaux rêves défunts » à une « chapelle de parfums », à l’œuvre de « prêtres catholiques » emplis de « leur mystique amour » qui « tous les soirs » « font autour du reliquaire / Fumer les légers encensoirs ». Et si la « châsse où sont les reliques » n’est pas écarlatine ou purpurine, la scène ne s’en déroule pas moins « Sous les rideaux de pourpre » !



[1] L’émergence de la République en France était peu appréciée du Vatican, mais cela devait moins intéresser un Rimbaud qui devait estimer ce régime comme issu de la répression communarde.
[2] A la différence de la poésie de Rimbaud qui nous présente un univers peuplé (Credo in unam, Voyelles), Léon Dierx cultive l’idée du néant et de la mort et, face aux poèmes allégoriques de Rimbaud, lui ne trouve de refuge qu’en se tournant vers un motif plus conventionnel et quasi galant, l’amour pour la Femme (Nuit de juin, Les Yeux de Nyssia). C’est à travers les yeux de la Femme qu’il pourra espérer voir l’infini. Relevant la présence des « yeux violets » dans Jamais, un ami Pascal Tonon nous a suggéré d’en souligner le contraste avec Voyelles.

samedi 6 octobre 2012

Enquête sur un gros incident Rimbaud (première partie), par Jacques Bienvenu




Mathilde, quarante ans après. Ancienne collection Matarasso


   
         François Porché dans sa biographie « Verlaine tel qu’il fut » publiée en 1933,  expliquait dans son avant-propos qu’il avait eu le privilège de découvrir un document inédit d’un exceptionnel intérêt : les Mémoires de Mme Delporte, ex-Mme Verlaine. Il avait appris l’existence de ces mémoires dans un article de Fernand Vandérem intitulé Quarante ans après, paru au Figaro, le 31 mai 1912. Il précisait que Vandérem avait été le premier  à révéler l’existence de ce document. Celui-ci avait eu l’occasion de rencontrer à un déjeuner chez le poète Franc-Nohain l’ex-épouse de Verlaine. François Porché, au moment où il travaillait à sa biographie, demanda à Fernand Vandérem  s’il savait où se trouvait le précieux manuscrit. Celui-ci lui conseilla de s’adresser à Franc-Nohain qui permit à Porché de consulter les feuillets dactylographiés de Mathilde qu’il possédait. Voilà donc le lien qui existait entre Fernand Vandérem et l’histoire verlainienne et rimbaldienne. (Fernand Vandérem, né à Paris le 24 juin 1864, mort en 1939, s'appelait en réalité Fernand-Henri Vanderheym et avait une ascendance belge.)
            L’article de F. Vandérem est très intéressant car il nous met en présence de l’ex-femme de Verlaine. Il l’interroge sur ses souvenirs et il apprend au lecteur du Figaro l’existence d’un manuscrit de ses Mémoires qu’elle a bien l’intention de publier. C’était la première fois que l’on donnait publiquement cette nouvelle sensationnelle pour ceux qui s’intéressaient à Verlaine, notamment lorsqu’il était en présence de Rimbaud. Vandérem révélait d’ailleurs dans son récit des anecdotes inconnues à l’époque. On peut lire son article en ligne sur Gallica.



.           On trouve dans « Sur Rimbaud, correspondance posthume » de M. Lefrère une lettre de Mathilde Delporte adressée le 12 octobre 1910 à Fernand Vandérem. La date est un peu surprenante puisque les relations entre Mathilde Delporte et Vandérem ne sont formellement attestées qu’en 1912. M. Pakenham est le premier à l’avoir transcrite dans son édition commentée des Mémoires de Mathilde publiée en 1992. Elle était alors inédite et fut transmise au chercheur britannique par le conservateur honoraire de la bibliothèque de Charleville, Gérard Martin, car cette lettre - qui est en fait une carte postale - se trouvait à la bibliothèque de Charleville. Je choisis la transcription de M. Pakenham, celle de M. Lefrère étant légèrement différente [1].

Monte-Carlo 12 octobre.

Cher monsieur,

Je suis très heureuse que mon livre vous ai plu.
J’accepte votre proposition que je trouve juste et loyale nous sommes d’accord.
En ce qui concerne les retouches je me fie entièrement à vous et à celui qui veut bien les faire, je suis à sa disposition s’il a besoin de détails ou explications.
J’ai appris avec plaisir que vous aviez pris de bonnes vacances
et j’espère que votre santé est tout à fait bonne maintenant.
Quand le livre sera paru je désirerai avoir une 30e d’exemplaires pour mes parents et amis.Je quitte le délicieux Monte-Carlo et vous envoie la vue qu’on
a de mon balcon je pars contente car Nice me plaît beaucoup
je vais habiter 1 Place Massena Nice. Je vous demande
d’avoir bien soin de mes photos.

Croyez cher monsieur à mes meilleurs sentiments

Mathilde Delporte

            Comme on ne possède pas l’enveloppe, le destinataire n’est pas identifié. C’est ce que précise prudemment M. Pakenham en se contentant de dire qu’elle est adressée à un homme de lettres. En fait, la seule chose dont on soit sûr est que le destinataire n’est pas F. Vanderem. L’article qu’il écrit dans le Figaro  montre qu’il a fait la connaissance de Mathilde Delporte à un déjeuner chez Franc-Nohain et on lit que  cette rencontre vient d’avoir lieu, donc en 1912. Néanmoins, c’est la preuve que Mathilde envisageait déjà de publier ses Mémoires en 1910. Il est avéré que c’est la parution de la biographie d’Edmond Lepelletier en 1907, très critique concernant l’ex-épouse de Verlaine, qui a déclenché la volonté chez cette dernière de rétablir une vérité. La publication de 1910 n’ayant pu être réalisée, j’observe que c’est un autre évènement qui va relancer pour Mathilde l’idée de publier son livre. En avril 1912 Berrichon venait de publier sa biographie de Rimbaud dans laquelle il critiquait aussi Mathilde. C’est bien dans ce sens qu’il faut comprendre la visite de Fernand Vandérem en mai 1912, après la publication du livre de Berrichon. Nous avons vu que la lettre de Vandérem du 8 février 1914 au journaliste du  Figaro, concerne précisément le beau-frère posthume de Rimbaud. Le problème des  Mémoires de Mathilde  est-il lié au « gros incident Rimbaud » ?

Nous le verrons dans une deuxième partie.



[1 ] Par exemple, M. Lefrère écrit « bateau » et M. Pakenham « balcon » ; à la fin de la carte M. Lefrère écrit « ma photo » et M.  Pakenham « mes photos ». Le fonds Rimbaud étant inaccessible en ce moment je n’ai pu lire l’original. La référence que donne M. Lefrère doit être rectifiée en « AR 282/63 ». Communication de Madame Catherine Borot Alcantara, Conservatrice de la Médiathèque Voyelles, que je remercie.