samedi 27 octobre 2012
dimanche 21 octobre 2012
Hommage à Charleville, par Jacques Bienvenu
Alain Tourneux à gauche et Gérard Martin à droite |
C’est
hier à 14H, au Musée Rimbaud à Charleville, qu’un hommage a été rendu à Gérard Martin et Alain Tourneux conservateurs des bibliothèques et musées de Charleville-Mézières. Ils ont
travaillé ensemble pendant trente ans avec une entente parfaite. Je ne peux
entrer ici dans le détail de tout ce qu’ils ont fait pour la Bibliothèque et le Musée depuis trois décennies. J’ai déjà rendu compte sur ce blog d’une
conférence d’Alain Tourneux à laquelle je renvoie. Gérard Martin m’a promis un article concernant l’histoire de la
bibliothèque et des documents qui s’y trouvent. Tous ceux qui ont fait des recherches sur Rimbaud
ont connu l’amabilité et la disponibilité,
malgré de lourdes charges, de ces conservateurs parfaits. Madame
Claudine Ledoux, Maire de Charleville, dans son discours inaugural a rendu
hommage aux deux hommes à la fois avec simplicité et solennité. Suite à ce
discours, les deux conservateurs ont été invités
à dire un mot au public. Gérard Martin nous
a dit avec modestie qu’il se considérait comme le maillon d’une chaîne - son nom figurant
simplement avec celui de ses prédécesseurs
sur le grand cahier où sont référencés
tous les ouvrages de la bibliothèque depuis son origine. Alain Tourneux prend à
son tour la parole. C’est lui qui est chargé d’organiser la grande rénovation
du Musée. Avec l’humour qui le caractérise, il précise qu’il va être bref car
il doit se réserver pour le discours de
l’inauguration qui devrait avoir lieu, sauf erreur, dans deux ans. Une émotion
sincère et profonde se sentait dans le public. L’Association des amis de Rimbaud était représentée par Louis - Claude Paulic et Madame Jacqueline Teissier - Rimbaud, parente du poète. Parmi ceux qui ont contribué au livre hommage, on
comptait Michel Arouimi, Marie-Anne
Bardey, Jacques Bienvenu, Aurélia Cervoni, André Guyaux, Claude Jeancolas.
Madame Claudine Ledoux entourée des conservateurs pendant son discours |
De gauche à droite : Jacqqueline Teissier- Rimbaud, Alain Tourneux, Claude Jeancolas, Marie-Anne Bardey, Jacques Bienvenu, Gérard Martin, André Guyaux |
André Guyaux à gauche et Claude Jeancolas à droite. |
Au premier étage, Alain Tourneux avait
réussi à monter une exposition des
documents qui sont devenus récemment la propriété du Musée. On pouvait admirer
le prestigieux don de la famille Bardey,
notamment le manuscrit de la notice sur l’Ogadine signé de Rimbaud,
l’album des photos, les pièces qui se trouvaient dans une petite bourse qui
appartenait au poète voyageur. J’ai eu le plaisir de revoir Marie-Anne Bardey
après l’inauguration, l’an dernier, de la salle Rimbaud à la gare de Marseille
en présence de Patti Smith. Etaient exposées aussi les photographies
généreusement offertes par la fondation Catherine Gide. Sur ce sujet consulter l’article d’Alain Tourneux.
On pouvait voir aussi les quatre
fac-similés de la lettre de Gênes dont trois avaient disparu et que j’ai eu le
plaisir de retrouver grâce à Alain Tourneux. Lire à ce propos mon article.
Une petite surprise imprévue : deux jeunes gens, venus en pèlerinage au musée Rimbaud, qui n'avaient pas oublié que le 20 octobre était le jour anniversaire de la naissance du poète. Ils sont photographiés à l'entrée du musée.
Je
me résume : pas une fausse note dans cet hommage réussi, chaleureux et
si mérité !
samedi 13 octobre 2012
La signature Léon Dierx au bas du poème Vu à Rome, par David Ducoffre
Chapelle Sixtine en 1870. Source : BnF |
Les lèvres
closes.
____
Vu à Rome.
Il est, à Rome, à la Sixtine,
Couverte d’emblèmes chrétiens,
Une cassette écarlatine
Où sèchent des nez fort anciens :
Nez d’ascètes de Thébaïde,
Nez de chanoines du Saint Graal
Où se figea la nuit livide,
Et l’ancien plain-chant sépulcral.
Dans leur sécheresse mystique,
Tous les matins, on introduit
De l’immondice schismatique
Qu’en poudre fine on a réduit.
Léon Dierx.
A. R.
De
toutes les contributions de Rimbaud à l’Album
zutique, le poème Vu à Rome est
devenu le dernier sujet énigmatique. En quoi serait-il une parodie de Léon
Dierx ? Quel passage des Aspirations
poétiques, des Poèmes et poésies
ou bien des Lèvres closes a pu être
visé ? Les édifices chrétiens sont quasi absents de l’œuvre du poète
réunionnais et la mention « saint Graal » du poème Dans l’allée du recueil Les Amants de 1879 ne saurait être
exploitée comme source. L’abondance de « nez » de la parodie
rimbaldienne serait-elle à rapprocher des Yeux
de Nyssia ? C’est possible, mais secondaire. En revanche, point commun
très sensible avec les trois quatrains de Rimbaud, la mise en scène de la mort
et d’une énigme de la vie dans l’au-delà est essentielle dans la poésie de Léon
Dierx ; elle justifie le titre de recueil : Les Lèvres closes, et nous relevons bien la présence occasionnelle
du mot « livide(s) » à la rime dans La Révélation de Jubal VIII ou dans Soir d’octobre. Banal, l’octosyllabe est toutefois peu abondant
sous la plume de Léon Dierx qui privilégie nettement l’alexandrin.
Le
sens premier de Vu à Rome n’est pas
compliqué à cerner. Des reliques d’une grande importance pour l’Eglise sont
conservées dans la chapelle Sixtine, mais il s’agit de restes un peu
particuliers d’hommes saints : rien moins que des nez momifiés. La
répétition du mot trivial « nez », peu poétique, permet le
déploiement d’une petite énumération rhétorique burlesque qui indique deux
façons mystiques d’aborder la religion, soit par le retrait de ce monde, à
l’instar de saint Antoine et des « ascètes de Thébaïde », soit par
l’enrôlement dans des ordres militaires, puisque la mention « chanoines du
Saint Graal » est une corruption de l’ordre des « chanoines du
Saint-Sépulcre », entraînant une autre allusion aux sentiments pieux des
chevaliers de la Table ronde en quête du Saint-Graal comme dans le roman
inachevé Perceval de Chrétien de
Troyes. Mais les termes du poème n’indiquent pas l’au-delà et privilégient
l’idée d’une mort lugubre : « Se figea », « livide »,
« sépulcral », jusqu’au sarcasme « sécheresse mystique »
qui reprend l’idée de « nez fort anciens » qui « sèchent »
concrètement. L’adjectif « anciens » est lui-même repris dans
« ancien plain-chant sépulcral », alors qu’il est question de
reliques sacrées dans la Ville Eternelle. Les deux derniers vers sont la pointe
anticléricale du poème. Par la métaphore du « nez », le poète suggère
une remise en cause de l’idée d’une odeur de sainteté dans le dernier retrait
du pape, le Vatican. La forme « immondice schismatique », sous son
apparence recherchée, signifie que, loin de parfumer d’encens ces lieux saints
et ces reliques, on fait respirer, savamment préparés, des détritus odorants
(« de l’immondice ») à ces narines, en provoquant une réaction de
rejet (« schismatique »).
Toute
la difficulté est de déterminer qui introduit ces détritus réduits en poudre
dans les nez momifiés. Le terme « immondice » contient l’idée de
« monde » par opposition au « sacré », ce qui fait songer à
la situation nouvelle du pape, dont les Etats ne s’étendent plus à la ville de
Rome, mais tendent à se limiter au Vatican. Désormais, l’Eglise est au milieu
du monde, puisque Rome a été annexée à l’Italie en 1870 et en est devenue la
capitale en 1871 même. Le pouvoir spirituel subit la domination du pouvoir
temporel. Les tensions entre l’Etat italien et l’Eglise ne trouveront de
résolution qu’avec les accords du Latran en 1929. Le sentiment d’un schisme
peut très bien se limiter à cette allusion à la situation nouvelle de Rome,
mais l’idée de schisme est surtout dans l’air du temps suite à des oppositions
au dogme de l’Infaillibilité pontificale, en Allemagne avec les « vieux
catholiques » et en France avec des mouvements gallicans[1]. Léon Dierx,
qui n’a pas la réputation d’un poète croyant, se serait-il quand même prononcé
sur le sujet ? Nous aurions aimé trouver un extrait de son œuvre
clairement critiqué par Rimbaud. Les signatures zutiques « Armand
Silvestre » et « Léon Dierx » n’avaient jamais été prises
réellement au sérieux, mais nous avons découvert que Lys offrait une réécriture d’un poème précis du protégé de George
Sand. A son tour, cette signature « Léon Dierx » ne peut pas être
gratuite.
Dans
son livre Arthur Rimbaud et le foutoir
zutique, Bernard Teyssèdre a repris nos conclusions sur les parodies de
Ricard, Silvestre et Belmontet, sans quoi son ouvrage n’aurait pu prétendre à
l’exhaustivité. Mais il s’est retrouvé confronté à une importante difficulté
pour le poème Vu à Rome. Il a imaginé
que ces vers étaient eux aussi une parodie d’Armand Silvestre, mais que, pour
ne pas citer deux fois celui-ci, Rimbaud avait choisi de mentionner Léon Dierx.
Ce raisonnement est d’autant plus étrange que c’est pour avoir refusé de
sous-estimer la signature « Armand Silvestre » en bas du quatrain Lys que nous avons pu en révéler
l’intertexte. Bernard Teyssèdre a d’ailleurs multiplié les hypothèses. Il a affirmé
qu’il y avait une allusion aux titres (pas même au contenu ?) des livres Parfums de Rome et Odeurs de Paris de Louis Veuillot, hypothèse lancée par Steve
Murphy (voir son livre Rimbaud et la
Commune), ou bien, sans que cela ne soit très clair, il a prétendu y voir
une réécriture du poème La Mort de
Philippe II de Verlaine. Le mot « schismatique » nous a même valu
une digression sur les cathares. Enfin, si la raillerie d’une sorte de
sensualité érotique en religion n’est pas à exclure, Bernard Teyssèdre imagine
une lecture obscène du poème où les nez sont phalliques et où
« l’immondice schismatique » « réduit » « en
poudre fine » est un aphrodisiaque tiré des cantharides, ce qui s’applique
pourtant bien mal au déploiement du texte. L’essentiel est dans la relation
d’un organe de l’odorat à une odeur nauséabonde qui crée un malaise au centre
de la vie catholique à Rome. Je ne retiens guère de toutes ces hypothèses que
le relevé de l’adjectif « écarlatine » dans un passage érotique du
recueil Philoméla de Catulle Mendès (Sonnet dans le goût ancien, vers 2).
Mais la « bouche écarlatine » y connote le plaisir des sens et le
rapprochement n’éclaire pas la satire de Rimbaud. Quant à l’idée d’une allusion
au parti ultra montaniste, si elle semble intéressante, il n’en reste pas moins
que Vu à Rome ne parle pas
précisément de nez grêlés comme celui de Veuillot. Certes, je suis bien
d’accord pour rechercher l’explication du poème Vu à Rome dans l’actualité. Mais, je ne peux accepter comme Bernard
Teyssèdre de déclarer insignifiante la signature « Léon Dierx » au
bas du poème. Cette attribution a une fonction précise qu’il convient de ne pas
escamoter.
Le
poème n’est peut-être pas une critique d’un texte de Léon Dierx et il faut
alors penser autrement. Or, j’avais laissé de côté la question formelle et je
gardais présent à l’esprit qu’une œuvre au moins de Léon Dierx était en
octosyllabes, le poème Paroles du vaincu
paru en plaquette. Dans sa biographie Arthur
Rimbaud (Fayard, 2001, p.227), Jean-Jacques Lefrère commente le rapport que
fait Rimbaud des publications du libraire Alphonse Lemerre dans sa lettre à
Demeny du 17 avril 1871 :
[Il] aurait pu
citer l’Odelette guerrière de Mendès,
les Chants du soldat de Déroulède et
les Paroles d’un vaincu de Dierx.
Jean-Jacques
Lefrère précise encore à propos de la revue des poètes dans la lettre « du
voyant » (p.322) que, de Léon Dierx, considéré parmi les
« talents », Rimbaud avait pu lire :
[…] ses Paroles d’un vaincu publiées au
lendemain de la défaite de 1870.
Une
Bibliographie des publications pour
les années 1870 et 1871 permettrait sans doute de trancher quant à la date
exacte (mois et année) de publication des non pas Paroles d’un vaincu, mais Paroles
du vaincu, de Léon Dierx. Mais, pour figurer dans la lettre du 17 avril
1871, cette publication doit être antérieure au « 10 mars », puisque
Rimbaud indique qu’il a quitté Paris à cette date. Par la suite, cette
plaquette aurait-elle pu être facilement accessible du temps de la Commune, et
aussi en-dehors de Paris, puisque, éventuel séjour communard à Paris fin-avril
ou pas, notre poète a résidé essentiellement à Charleville du 18 mars au 15
septembre 1871 ? Rimbaud peut très bien n’en avoir pris connaissance
qu’après cette dernière date de montée à Paris. Le poème Vu à Rome témoignerait d’une lecture toute fraîche. Cela me paraît
d’autant plus probable que je ne vois pas comment Léon Dierx aurait pu publier,
« au lendemain de la défaite de 1870 » (le 04 septembre ?), un
poème de revanche qui en vient à déplorer la perte des deux sœurs, l’Alsace et
la Lorraine. L’armistice entre la Prusse et la France date du 29 janvier 1871
et l’annexion (partielle) de l’Alsace-Lorraine a été imposée en application du
traité de Francfort qui a été signé seulement le 10 mai 1871.
Justement,
il nous est possible de consulter la mise en ligne de la plaquette Paroles du vaincu sur le site Gallica
et, à la suite du poème, nous apprenons ceci : « Imprimé / le 5 octobre mil huit cent soixante-onze / par J. Claye /
pour A. Lemerre, libraire / à Paris ». Ne s’agirait-il pas de la première
édition, sinon de l’unique édition en plaquette ?
Les Paroles du vaincu font chorus à la poésie revancharde toute
contemporaine de Coppée dans Plus de sang
ou Fais ce que dois. Le poète qui
rêvait de « paix universelle » doit forger la haine pour venger
l’annexion de l’Alsace et la Lorraine comparées à deux sœurs violées. Des
éléments du poème de Dierx peuvent faire écho aux satires de la poésie
belliqueuse de Coppée que sont Les
Corbeaux et La Rivière de Cassis.
Il est question de « corbeaux » se repaissant des morts français dans
le poème de Dierx, mais aussi de « glaive », d’homme « Droit sur
l’arçon », « Des ruines au nom sonore, / Dont la gloire sur nous
encore / Flambe, et croule, comme autrefois ! » Difficile de ne pas
penser à la raillerie contre la poésie de revanche de Coppée dans Les Corbeaux et La Rivière de Cassis : « mystères révoltants »,
« campagnes d’anciens temps », « donjons visités »,
« parcs importants », « chevaliers errants ».
Mais,
pour ce qui concerne Vu à Rome,
Rimbaud a surtout procédé à la reprise formelle de l’octosyllabe des Paroles du vaincu, de manière à signaler
à ses lecteurs qu’il ciblait l’auteur d’une plaquette politique d’actualité
plutôt que le poète disciple de Leconte de Lisle, encore que celui-ci avait
manifesté sa haine des communards. Ajoutons à cela que, dans l’Album zutique, les initiales minuscules
des mots « idole » et « lèvres » et les points après la
mention des surtitres des recueils de Mérat « L’idole. » et de Dierx
« Les lèvres closes. » imitent le modèle de présentation
typographique pour les autres ouvrages de Léon Dierx dans la plaquette Paroles du vaincu : « POEMES ET POESIES. »,
« LES LEVRES
CLOSES. » Quant
à l’idée de « vaincu », elle vise cette fois l’Eglise, autre victime
indirecte de la guerre franco-prussienne, puisque la chute à Sedan de Napoléon
III, principal soutien de l’Eglise, a permis aux Italiens d’investir Rome le 20
septembre 1871.
Toutefois,
Rimbaud n’a pas repris la strophe de neuf vers du poème d’actualité de Léon
Dierx. Il a repris le quatrain classique, voire banal, de rimes croisées qui
concerne quelques poèmes en alexandrins des Lèvres
closes. Surtout, les deux premiers poèmes de ce recueil, Prologue et Lazare (ce dernier en strophes embrassées ABBA et non croisées
ABAB), rassemblent certains mots clefs du poème de Rimbaud et créent cette
commune atmosphère d’angoisse existentielle devant la mort. A l’image
apparemment rassurante, mais vouée à la dérision : « Couverte
d’emblèmes chrétiens », de Rimbaud fait écho au second quatrain du Prologue l’expression lugubre :
« couverts de silence et de nuit ». Si, aux côtés du verbe « se
figea », les mots « livide » et « sépulcral » se
suivent à la rime dans le poème de Rimbaud, créant une atmosphère funèbre en
contradiction avec le sentiment d’éternité que devraient inspirer les reliques,
les mentions « couverts », « se figeait »,
« sépulcre », « Livide », voire « lèvres
closes », « vieux morts » et « air insalubre »
(songeons aux « nez fort anciens » et à cet « immondice
schismatique »), sont justement présentes dans ces deux poèmes de début de
recueil. Et rappelons que, selon Delahaye, Rimbaud était précisément admiratif
du poème Lazare de Léon Dierx, poème
qui rassemble à lui seul quatre de nos mentions clefs !
Comme vous,
morts couverts de silence et de nuit, (Prologue,
vers 6)
Mais le sépulcre
en moi laissa filtrer ses rêves, (idem,
vers 9)
Et vivant j’ai
vécu du souci des vieux morts, (ibid.,
vers 10)
Le soupir qui
s’amasse aux bords des lèvres closes, (ibid.,
vers 13)
Livide, il se
dressa debout dans les ténèbres ; (Lazare,
vers 2)
Tel qu’un homme
étouffant dans un air insalubre. (Idem,
vers 16)
Et le sang se
figeait aux veines du plus brave, (ibid.,
vers 27)
Revenant du
sépulcre où tous étaient restés ! (ibid.,
vers 30)
Liant
la mort et le motif baudelairien des Correspondances,
le poème L’Invisible lien mérite
aussi l’attention. Le motif du vaincu traverse le recueil des Lèvres closes (L’Invisible lien, Ce soir).
Le poème Obsession sacralise le
souvenir sensuel des yeux, de la bouche, d’autres parties du corps, et refuse
de croire à leur mort, leur idéal n’ayant disparu à la vue que pour se propager
autre part[2].
En
clair, la signature « Léon Dierx » va de pair avec l’ironie anticléricale.
Par un procédé de reprise, les nez qui « sèchent » deviennent
l’expression d’une « sécheresse mystique », autrement dit l’image
comique d’une misère et d’un néant des idées religieuses du Vatican. L’angoisse
de Dierx devant le sentiment du néant approfondit la portée sarcastique du
poème de Rimbaud. L’introduction de cette « immondice schismatique »
dans les narines est blasphématoire en poésie, mais qui est le « on »
du poème ? Le pouvoir papal lui-même compris comme un fauteur de troubles
ou bien la présence des républicains dans Rome ? Les passages que j’ai pu
relever dans la presse d’époque ne m’invitent pas encore à déterminer plus
clairement l’allusion politique du poème. Mais il me semble que nous avons
grandement progressé en considérant que l’Eglise vaincue poussait des cris
comparables au poète Léon Dierx dans ses Paroles
du vaincu, et pouvait incriminer la guerre franco-prussienne. L’idée
d’annexion soufferte est commune au Pape et aux poètes Coppée et Dierx. Enfin,
l’expérience métaphysique du néant dans la poésie des Lèvres closes est un point d’appui sarcastique au poème
anticlérical de Rimbaud où « nuit livide » et « plain-chant
sépulcral » figurent l’angoisse du croyant et suggère plutôt la conscience
de la mort (« se figea ») que celle d’un au-delà dont augurent mal
« sécheresse mystique » et « immondice ».
N’en
déplaise à Bernard Teyssèdre, ce poème ne pouvait être signé que « Léon
Dierx » ou « François Coppée », celui-ci pour la neuvième fois.
Car un intertexte majeur de Vu à Rome
n’est sans doute autre que le Prologue
en octosyllabes du Reliquaire !
François Coppée compare la poésie qu’il consacre à ses « beaux rêves
défunts » à une « chapelle de parfums », à l’œuvre de
« prêtres catholiques » emplis de « leur mystique amour »
qui « tous les soirs » « font autour du reliquaire / Fumer
les légers encensoirs ». Et si la « châsse où sont les
reliques » n’est pas écarlatine ou purpurine, la scène ne s’en
déroule pas moins « Sous les rideaux de pourpre » !
[1] L’émergence de la République en
France était peu appréciée du Vatican, mais cela devait moins intéresser un
Rimbaud qui devait estimer ce régime comme issu de la répression communarde.
[2]
A la
différence de la poésie de Rimbaud qui nous présente un univers peuplé (Credo in unam, Voyelles), Léon Dierx cultive l’idée du néant et de la mort et,
face aux poèmes allégoriques de Rimbaud, lui ne trouve de refuge qu’en se
tournant vers un motif plus conventionnel et quasi galant, l’amour pour la
Femme (Nuit de juin, Les Yeux de Nyssia). C’est à travers les
yeux de la Femme qu’il pourra espérer voir l’infini. Relevant la présence des
« yeux violets » dans Jamais,
un ami Pascal Tonon nous a suggéré d’en souligner le contraste avec Voyelles.
samedi 6 octobre 2012
Enquête sur un gros incident Rimbaud (première partie), par Jacques Bienvenu
Mathilde, quarante ans après. Ancienne collection Matarasso |
François Porché dans sa biographie « Verlaine
tel qu’il fut » publiée en 1933,
expliquait dans son avant-propos qu’il avait eu le privilège de
découvrir un document inédit d’un exceptionnel intérêt : les Mémoires de Mme Delporte, ex-Mme
Verlaine. Il avait appris l’existence de ces mémoires dans un article de
Fernand Vandérem intitulé Quarante ans
après, paru au Figaro, le 31 mai
1912. Il précisait que Vandérem avait été le premier à révéler l’existence de ce document. Celui-ci
avait eu l’occasion de rencontrer à un déjeuner chez le poète Franc-Nohain l’ex-épouse
de Verlaine. François Porché, au moment où il travaillait à sa biographie, demanda
à Fernand Vandérem s’il savait où se
trouvait le précieux manuscrit. Celui-ci lui conseilla de s’adresser à Franc-Nohain
qui permit à Porché de consulter les feuillets dactylographiés de Mathilde
qu’il possédait. Voilà donc le lien qui existait entre Fernand Vandérem et
l’histoire verlainienne et rimbaldienne. (Fernand Vandérem, né à Paris le 24 juin 1864, mort en 1939, s'appelait en réalité
Fernand-Henri Vanderheym et avait une ascendance belge.)
L’article de F. Vandérem est très
intéressant car il nous met en présence de l’ex-femme de Verlaine. Il
l’interroge sur ses souvenirs et il apprend au lecteur du Figaro l’existence d’un manuscrit de ses Mémoires qu’elle a bien l’intention de publier. C’était la première
fois que l’on donnait publiquement cette nouvelle sensationnelle pour ceux qui
s’intéressaient à Verlaine, notamment lorsqu’il était en présence de Rimbaud.
Vandérem révélait d’ailleurs dans son récit des anecdotes inconnues à l’époque.
On peut lire son article en ligne sur Gallica.
. On trouve dans « Sur Rimbaud, correspondance posthume » de M. Lefrère une lettre de Mathilde Delporte adressée le 12 octobre 1910 à Fernand Vandérem. La date est un peu surprenante puisque les relations entre Mathilde Delporte et Vandérem ne sont formellement attestées qu’en 1912. M. Pakenham est le premier à l’avoir transcrite dans son édition commentée des Mémoires de Mathilde publiée en 1992. Elle était alors inédite et fut transmise au chercheur britannique par le conservateur honoraire de la bibliothèque de Charleville, Gérard Martin, car cette lettre - qui est en fait une carte postale - se trouvait à la bibliothèque de Charleville. Je choisis la transcription de M. Pakenham, celle de M. Lefrère étant légèrement différente [1].
Monte-Carlo 12 octobre.
Cher monsieur,
Je
suis très heureuse que mon livre vous ai plu.
J’accepte
votre proposition que je trouve juste et loyale nous sommes d’accord.
En
ce qui concerne les retouches je me fie entièrement à vous et à celui qui veut
bien les faire, je suis à sa disposition s’il a besoin de détails ou
explications.
J’ai appris avec plaisir que vous aviez pris
de bonnes vacances
et j’espère que votre santé est tout à fait
bonne maintenant.
Quand le livre sera paru je désirerai avoir
une 30e d’exemplaires pour mes parents et amis.Je
quitte le délicieux Monte-Carlo et vous envoie la vue qu’on
a de mon balcon je pars contente car Nice me
plaît beaucoup
je vais habiter 1 Place Massena Nice. Je vous
demande
d’avoir bien soin de mes photos.
Croyez
cher monsieur à mes meilleurs sentiments
Mathilde
Delporte
Comme on ne possède pas l’enveloppe,
le destinataire n’est pas identifié. C’est ce que précise prudemment M.
Pakenham en se contentant de dire qu’elle est adressée à un homme de lettres. En
fait, la seule chose dont on soit sûr est que le destinataire n’est pas F.
Vanderem. L’article qu’il écrit dans le Figaro
montre qu’il a fait la connaissance de
Mathilde Delporte à un déjeuner chez Franc-Nohain et on lit que cette rencontre vient d’avoir lieu, donc en
1912. Néanmoins, c’est la preuve que Mathilde envisageait déjà de publier ses
Mémoires en 1910. Il est avéré que c’est la parution de la biographie d’Edmond
Lepelletier en 1907, très critique concernant l’ex-épouse de Verlaine, qui a
déclenché la volonté chez cette dernière de rétablir une vérité. La publication
de 1910 n’ayant pu être réalisée, j’observe que c’est un autre évènement qui va
relancer pour Mathilde l’idée de publier son livre. En avril 1912 Berrichon venait
de publier sa biographie de Rimbaud dans laquelle il critiquait aussi Mathilde.
C’est bien dans ce sens qu’il faut comprendre la visite de Fernand Vandérem en
mai 1912, après la publication du livre de Berrichon. Nous avons vu que la lettre de Vandérem du 8 février 1914 au journaliste du Figaro,
concerne précisément le beau-frère posthume de Rimbaud. Le problème des Mémoires
de Mathilde est-il lié au « gros
incident Rimbaud » ?
Nous
le verrons dans une deuxième partie.
[1 ] Par exemple, M. Lefrère écrit
« bateau » et M. Pakenham « balcon » ; à la fin de la
carte M. Lefrère écrit « ma photo » et M. Pakenham « mes photos ». Le fonds
Rimbaud étant inaccessible en ce moment je n’ai pu lire l’original. La
référence que donne M. Lefrère doit être rectifiée en « AR 282/63 ».
Communication de Madame Catherine Borot Alcantara, Conservatrice de la
Médiathèque Voyelles, que je remercie.
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