vendredi 23 avril 2021

La stratégie de Rimbaud pour la publication du Bateau ivre

DR. BN.

Dans notre précédent article, nous avons montré que Rimbaud a vraisemblablement écrit son poème Le Bateau ivre pendant l’hiver, au début de 1872, soit au plus tard vers le 20 mars 1872. L’idée la plus répandue étant celle d’une écriture du poème fin septembre 1871. 

Rimbaud, nous disait Antoine Adam, dans la seconde Pléiade attendait plus que de tout autre poème la gloire. Mais pour obtenir cette gloire, il fallait être publié. Or les poètes avaient l’opportunité d’être publiés après les évènements de la guerre et de la Commune dans la revue La Renaissance littéraire et artistique dont le premier numéro paru en avril 1872. Dès lors, on peut penser qu’il était dans les projets de Rimbaud d’être publié dans cette revue. Lorsque Rimbaud écrit dans sa lettre à Delahaye en juin 1872 de chier sur La Renaissance littéraire et artistique, on  peut penser qu’il était déçu que son poème Le Bateau ivre n’y soit pas publié. On a longtemps cru que ce désappointement concernait le sonnet des Voyelles, mais si l’on admet la date tardive de la composition du poème, on peut comprendre que c’est la non-publication du Bateau ivre qui suscite la déception de Rimbaud. Or, ceci amène à une compréhension  nouvelle de ce poème.


 Si Rimbaud voulait être imprimé dans La Renaissance, il fallait avoir une stratégie. Il savait que la revue était hugolâtre (voir la lettre de Victor Hugo en tête de notre article). Son poème devait donc rendre un hommage déguisé à Hugo. Il était important que les lecteurs de La Renaissance ne connaissent pas ses attaques contre Hugo qui s’étaient formulées violemment dans le poème L’Homme juste. Ainsi, quand il parle des flots « Qu’on appelle rouleurs éternels de victime » c’est une allusion transparente à Océano Nox qui peut passer pour un hommage au poète de Guernesey. Son poème devait  donc  être écrit dans le style hugolien d’alexandrins bien frappés aux rimes riches. On a d’ailleurs relevé depuis longtemps que les poèmes Pleine Mer et Plein Ciel de La Légende des Siècles étaient des intertextes majeurs pour le poème. Mais Rimbaud n’avait pas du tout la même opinion que Hugo sur la Commune. Le poème d’Hugo dans Le Rappel du mois de novembre a pu être un déclencheur comme je l’ai signalé. On sait aujourd’hui grâce à de fines analyses que son poème est une allégorie de la Commune. Mais il fallait à l’époque un oeil exercé pour comprendre les allusions discrètes, par exemple la mention du mois de mai, qui était une date de la répression des communards. 


Malheureusement, sa stratégie a échoué pour des raisons connues. Il y avait eu l’incident Carjat qui en avait refroidi plus d’un et aussi l’intimité avec Verlaine qui commençait à se savoir et qui ne plaisait pas à tout le monde. En atteste le refus d’Albert Mérat de poser avec Rimbaud au Coin de table de Fantin-Latour.


En juin 1872, Rimbaud avait pu lire dans La Renaissance le 11 mai un immense poème de près deux cents alexandrins d’Émile Blémont, le 18 mai un poème de Verlaine intitulé Romance sans paroles, un poème de Valade, Don Quichotte, d’une cinquantaine d’alexandrins, un long poème en prose de Charles Cros, Le Meuble. Il avait donc lieu d’être déçu s’il avait espéré voir son poème imprimé.


On peut penser que Rimbaud avait pu donner son poème à Léon Valade, très proche de Blémont, pour qu’il lui transmette. Il n’est pas inutile de remarquer que c’est à Valade que Verlaine s’adresse en 1881 pour lui demander copie du « Vaisseau ivre ».


En conclusion Rimbaud se dresse dans le Bateau ivre en rival de Hugo le grand poète de l’Océan qu’il voyait tous les jours pendant son exil. Rimbaud oppose sa vision d’un océan qu’il n’a jamais vu, mais qu’il décrit avec un éblouissement d’images justement admirées. On ne peut comprendre le poème que dans cette perspective.




mardi 13 avril 2021

Les 150 ans du Bateau ivre

 

DR.


Il est question de fêter cette année les 150 ans du Bateau ivre de Rimbaud.


Il faut d’abord tenter de donner une date à la création du poème et être sûr qu’il a bien été écrit en 1871. Pendant longtemps on a pensé que Le Bateau ivre avait été écrit à Charleville juste avant le départ de Rimbaud pour Paris en septembre 1871. On se basait sur le récit de Delahaye qui aurait été témoin de son départ à Paris. Plusieurs témoignages de Delahaye indiquent que Rimbaud a écrit Le Bateau ivre avant son départ de Charleville pour aller chez Verlaine. Le témoignage le plus cité est celui qu’il a écrit en 1923 dans Rimbaud l’Artiste et l’être moral page 40-41  :  


La veille de son départ — fin septembre 1871 — Rimbaud me lit Bateau ivre

« J'ai fait cela, dit-il, pour présenter aux gens de Paris ». Comme je lui prédis alors qu'il va éclipser les plus grands noms, il reste mélancolique et préoccupé : « Qu'est-ce que je vais faire là-bas ?... Je ne sais pas me tenir, je ne sais pas parler... Oh ! pour la pensée, je ne crains personne {sic)... » 


Il a aussi donné un témoignage du même genre en 1908 dans la Revue d’Ardennes et d’Argonne. Bouguignon et Houin reportent les mêmes souvenirs de Delahaye en 1897. Donc Delahaye n’a jamais varié dans ses souvenirs et on a largement cru à son témoignage.


Cependant la critique récente a remis en doute ce récit car dans plusieurs cas la fiabilité des témoignages de Delahaye laissait à désirer.


André Guyaux  dans la Pléiade fait remarquer que rien n’est établi précisément quant à la datation du Bateau ivre, et que l’on peut douter, avec Marcel Ruff, de la reconstitution d’Ernest Delahaye et de la tentation de faire du Bateau ivre le passeport du jeune poète  arrivant à Paris . Il ajoute  qu'un dessin d’André Gill, probablement détaché de l’Album zutique et montrant le jeune poète à la proue de son bateau suggère que le poème était connu à la fin de 1871 (Pléiade, p.868). 


Il faut ajouter que parmi les témoins de l’arrivée de Rimbaud à Paris, aucun n’indique que Le Bateau ivre a été lu à la séance où Rimbaud a été présenté aux poètes parisiens. Verlaine qui a fait connaître le poème dans les Poètes maudits ne donne aucune indication de date précise. Le manuscrit écrit par Verlaine n’est pas daté.


David Ducoffre propose la date de fin octobre-novembre 1871 dans un article publié sur ce blog où il écrit :

« La description de la vie des prisonniers sur les pontons était d’actualité dans la presse en septembre-novembre 1871 et une section Epaves de la Commune relataient les arrestations et aventures de communards en fuite dans Le Moniteur universel, ce qui est à rapprocher de la mention finale des « pontons » et de la volonté d’une quille qui éclate. Le poème est probablement postérieur à la première représentation de la pièce Fais ce que dois de Coppée qui prend à partie les communards en rappelant la devise de la ville de Paris Nec fluctuat mergitur, mais postérieur aussi au procès en octobre du très jeune communard Maroteau que la défense présentait comme quelqu’un s’étant lancé dans la Commune en poète. Un extrait du Figaro du sept octobre raille cette défense, nous l’avons citée dans un autre article du blog Rimbaud ivre : « Du nouveau sur l’Album zutique : en feuilletant Le Moniteur universel ». Ces éléments de datation nous paraissent fort plausibles dans la mesure où ils éclairent certains motifs du poème de véritables intentions du poète, et cela par la prise en compte d’une actualité qui continuait de traiter de la Commune des mois après la Semaine sanglante. En tout cas, l’idée que Rimbaud ait lu Le Bateau ivre lors du dîner des Vilains Bonshommes du 30 septembre n’est fondée sur rien. Le témoignage suspect de Delahaye se contentait d’avancer que Rimbaud emportait cette composition à Paris pour épater les Parnassiens. »


Le 21 avril 2014 je publiais : Rimbaud et la Commune. Hypothèses sur la genèse et la date de conception du « Bateau ivre » et de «L’Homme juste » dans lequel je suggérais que la date de composition du Bateau ivre était probablement postérieure à la parution d’un poème inédit de Victor Hugo publié dans Le Rappel le 20 novembre1871. 


Un autre argument qui va dans le sens d’une écriture plus tardive du poème est l’expression du Bateau ivre « Moi l’autre hiver,...» qui suggère que le poème  a été écrit en hiver et non en septembre comme le prétendait Delahaye.(L’autre hiver, c’est celui de 1870 quand Rimbaud est allé à Paris pour la première fois.) 


On ne peut alors exclure complètement l’hypothèse que le poème ait été écrit début 1872, au moment où Rimbaud logeait rue Campagne-Première avec Forain.