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Steve Murphy, dans un article récent de Parade sauvage intitulé « Ce que les juifs n’ont pas vendu », Notes en marge de Solde, pose la question de savoir si la première phrase de ce poème des Illuminations de Rimbaud peut être considérée comme antisémite. On est un peu inquiet, car on se souvient que l’Anglaise Enid Starkie avait accusé à tort Rimbaud d’avoir été esclavagiste - affaire qui n’a été résolue que trente ans après - et le soupçon d’antisémitisme serait alors un nouveau procès infligé à l’égard du poète. Dans une longue étude historique, Murphy explique que l’antisémitisme était répandu chez certains idéologues de la « gauche » de l’époque comme Fourier, Pierre Leroux, Proudhon, Blanqui, etc. Rimbaud ayant probablement lu ces auteurs qui ont inspiré la Commune, on pourrait penser que l’auteur de Solde reflèterait leurs idées. Enfin, après avoir cité maintes études et dictionnaires Murphy écarte cette hypothèse : « La polyphonie de la formulation rimbaldienne empêche de faire de Solde un poème antisémite ». On a une pensée émue pour la polyphonie qui nous sauve d’une nouvelle et regrettable accusation britannique. Cela dit, l’article de Murphy est intéressant et riche. En marge de son sujet principal, l’auteur nous rappelle les enjeux du poème et il était temps qu’un connaisseur de Rimbaud se penchât à nouveau sur ce poème qui ne bénéficiait pas d’étude importante depuis assez longtemps.
On sait que les critiques se partagent en deux camps : ceux qui voient dans Solde un échec des idées poétiques du poète qui seraient bradées et d’autres au contraire qui voient dans ce poème un bilan optimiste. La première thèse me semble parfaitement exprimée par Antoine Adam dans la seconde Pléiade :
« Ce poème de Solde exprime avec une force bouleversante l’échec de la grande tentative de Rimbaud. Il liquide. Il avait rêvé d’une nature soumise à l’homme, où toutes les énergies seraient fondues en une force harmonieuse, où le monde entier serait comme une seule et grande voix. Il avait rêvé la naissance d’un homme nouveau, dégagé des servitudes de la race et du sexe [ …] Les rêves se sont dissipés. Il ne lui reste plus qu’à solder. […]
Pour la seconde option - ceux qui voient de l’optimisme dans ce texte, - Murphy cite l’étude la plus profonde sur le poème, celle d’Albert Henry qui croit à une vente qui n’a pas le sens d’ une liquidation.
Puis Murphy s’interroge sur l’un des points essentiels pour l’interprétation du poème : la signification exacte du mot solde pour Rimbaud. Le critique cite plusieurs auteurs qui font appel à des dictionnaires de l’époque. Albert Henry est celui qui est allé le plus loin dans ce domaine. Je le cite :
« Qui nous dira ce que Rimbaud concevait sous ce signe solde ? D’après les dictionnaires : « différence entre débit et crédit » - « ce qui reste à payer d’une somme due » - paiement d’un reliquat » ; pas moyen de s’accommoder ici de ces acceptions héréditaires. Mais selon le FEW et le GLLF : solde de marchandises, depuis Littré 1871, puis simplement solde, depuis 1876, « marchandises restées en magasins à la fin d’une saison et qu’on écoule au rabais », d’où plus tard, « articles vendus en solde ». Et voilà que le problème des dates qui complique notre tâche ! Grâce à la documentation, généreusement communiquée, de la future notice historique du TLF, on peut même remonter jusqu’à 1866, avec une définition technique précise : « reste d’étoffe, coupon, dans l’argot des marchands ».[…]
Référence : Le Thème de la création poétique dans les Illuminations, Parade sauvage, colloque n°2,1990.
Je crois qu’on peut apporter aujourd’hui des réponses aux interrogations d’Albert Henry. Le concept des soldes a été inventé en France par les créateurs des grands magasins parisiens au milieu du 19e siècle : Aristide Boucicaut directeur du Au bon marché ou bien un certain Simon Mannoury fondateur du Petit saint Thomas où, du reste, Boucicaut avait été employé.
Mieux qu’un dictionnaire voici une affiche qui annonce des soldes et que l’on trouve dans Le Figaro du 6 juin 1872 à un moment où Rimbaud se trouve à Paris :
On voit bien, avec cette affiche, que les commentateurs se trompent quand il font appel aux dictionnaires. Ainsi Jean-Luc Steinmetz écrit dans son édition des Illuminations : « Le terme solde n'avait pas alors l'acceptation, courante aujourd'hui, de liquidation (voir Bescherelle) ».
Dans cette acception de vente au rabais pour déstockage le mot soldes est toujours au pluriel, or il faut bien remarquer que Rimbaud le donne au singulier, ce qui pourrait alors contredire ce sens. Le pluriel est tellement naturel comme titre d’un poème qui énonce une série de « À vendre » que la première édition des Poésies complètes en 1895 avait donné pour titre du poème Soldes :
Dans cette acception de vente au rabais pour déstockage le mot soldes est toujours au pluriel, or il faut bien remarquer que Rimbaud le donne au singulier, ce qui pourrait alors contredire ce sens. Le pluriel est tellement naturel comme titre d’un poème qui énonce une série de « À vendre » que la première édition des Poésies complètes en 1895 avait donné pour titre du poème Soldes :
N’oublions pas cependant, que Verlaine nous avait informés que Rimbaud était un « prodigieux linguiste » et que ce singulier n’est certainement pas là par hasard. Dans ses recherches, Albert Henry signale qu’en 1866, le Dictionnaire de la langue verte d’Alfred Delvau, indique une définition de l’argot des marchands : « reste d’étoffe, coupon » qui serait d’ailleurs, selon certaines sources, à l’origine du mot soldes. Mais le Delvau donne une autre définition qui présente un réel intérêt et qui a échappé à Albert Henry qui n’avait pas directement consulté ce dictionnaire.(D’autres rimbaldiens ont surtout eu recours au Dictionnaire érotique moderne du même auteur) :
Solde, s.m. Chose de médiocre valeur, - dans l’argot des gens de lettres.
Rappelons que cet argot « des gens de lettres » est mentionné en 1866 et que Rimbaud et Verlaine étaient tout de même bien placés pour en connaître ce sens. On aurait alors une explication de l’emploi du singulier pour le titre du poème de Rimbaud. Surtout « médiocre valeur » donnerait définitivement raison à ceux qui pensent que Rimbaud brade son ancienne poétique.
D’ailleurs, on peut en donner un exemple précis :
Dans la liste des articles à vendre on trouve au second verset qu’ils sont l’occasion, unique, de dégager nos sens, expérience rimbaldienne attestée dans le poème Éternité daté de mai 1872 : « Là tu te dégages / Et voles selon », mais expérience désavouée un an plus tard dans Alchimie du verbe. Remarquons à ce sujet que le poème Génie évoque le dégagement rêvé. On peut penser aussi que Rimbaud solde certains espoirs politiques qu’il a eu au temps de la Commune : « l’anarchie pour les masses ».
Il est singulier, tout de même, d’observer que le génie rimbaldien atteint à des chefs-d’œuvre au moment où il ironise et raille sur une poétique pour laquelle il avait déployé une grande énergie.
Pour conclure, j’indique qu’il n’est pas du tout certain que Rimbaud ait utilisé un anglicisme pour le mot inquestionable du poème. Gallica permet de trouver une occurence de inquestionnable avec deux n dans un dictionnaire qui répertorie des mots nouveaux. Ce dictionnaire a connu au moins deux éditions en 1842 et 1845.
De même, le serveur Gallica indique que l’orthographe anglaise comfort est largement répandue à l’époque de Rimbaud.
Mise à jour du 25 juillet
Je reviens d’un voyage en Russie où j’ai pu aller dans de grandes librairies à Moscou et Saint Petersbourg. J’ai constaté que Rimbaud y est pratiquement inconnu. En cherchant bien on trouve deux livres sur notre poète : une traduction de ses poèmes et la biographie de Jean-Baptiste Baronian dans la collection Folio Gallimard. Je reproduis les deux pages où figure le poème Solde de Rimbaud. Contrairement au français, Il existe en russe deux mots distincts qui traduisent le mot solde : « баланс » qui désigne la différence entre le débit et le crédit d’un compte et « распродажа » utilisé pour les ventes aux rabais c’est-à-dire les soldes. Le traducteur a choisi la seconde option comme la plus naturelle.
Problème philologique
Toutes les éditions font la correction ignorent qui a été faite sur le manuscrit par une main étrangère comme le montre clairement un agrandissement du manuscrit. Il faut respecter ignore qui est de Rimbaud.
Précision ! Je viens de constater que dans l'édition de la première pléiade de 1946, on a respecté le manuscrit ! Il est même signalé les erreurs des éditions précédentes qui écrivent ignorent : celles de 1895, 1898, 1912. La seconde et la dernière pléiade reviennent à ignorent. À noter que dans l' édition de 1946, Solde est en position finale.
Notice de Solde dans la première pléiade de 1946 |
Ce problème philologique fera l'objet d'un prochain article.
J'ai reçu le 23 juillet un texte de Monsieur Lucien Chovet qui me paraît ouvrir des portes. Je le mets en ligne ce jour ( 31 juillet). Un article à ne pas solder !
Inquestionnable. Louis XVI précurseur de la poésie moderne, par Lucien Chovet.
On ne saurait trop regretter la rareté des amateurs de littérature disposés à honorer en la personne de Louis XVI un incontestable précurseur de la poésie moderne. Et pourtant, tout chercheur qui se respecte, et qui se dirige à la seule lumière de la sérendipité d'Horace Walpole, n'a pu manquer de lire l'ouvrage qui réunit pour l'éternité ces deux illustres personnages. Le monarque, d'acéphale mémoire, à la faveur de sa traduction du Règne de Richard III de Walpole, s'est laissé aller à une débauche de "privatifs", éventuellement de nature néologique (dont l'intriguant "inquestionnable") que l'éditeur de l'an 1800 dans une note liminaire a cru devoir justifier (voir l'image ci-dessus). Est-il besoin de préciser que Rimbaud ne pouvait que se montrer plus royaliste que le roi : des textes comme Conte et Solde offrent une densité inédite de mots "négatifs". A sa suite, nombre d'auteurs de la fin du siècle emprunteront cette voie que l'on peut qualifier à bon droit de "royale", notamment Mallarmé, Saint-Pol-Roux, Francis Poictevin, pour ne citer que quelques noms.
Et que des chercheuses et chercheurs de poux ne viennent pas nous ennuyer avec des objections inconsistantes du genre Rimbaud n'aurait jamais lu la traduction de Walpole par le regretté Louis XVI. L'influence a fort bien pu s'exercer dans l'autre sens et ce serait en réalité Walpole qui aurait pu lire Rimbaud dans un temps imaginaire et en perfectionner les intuitions sur la couleur des voyelles : dans une lettre à lady Ossory du 4 janvier 1781, il assure que notre intelligence progressera lorsque nous pourrons "utiliser nos sens l'un pour l'autre", il imagine un A vermillon, un U paille et, dans un registre où parfums, couleurs et sons se répondent, des fleurs voyelles, d'autres consonnes et jusqu'à des diphtongues incarnées par le double parfum du jasmin du Cap.
Dans ses Contes hiéroglyphiques (1785), où l'adjectif est synonyme d'incompréhensible et donc de potentiellement absurde, Walpole explore les confins de la sémantique et de l'intelligibilité, en cela pionnier du nonsense où s'illustreront plus tard Lewis Carroll et Edward Lear : le deuxième de ces contes commence ainsi : "Il était une fois un roi qui avait trois filles, c'est-à-dire qu'il en aurait eu trois s'il en avait eu une de plus. Mais, on ne sait trop comment, l'aînée n'était pas née" (Contes hiéroglyphiques, Mercure de France, 1995, p. 25). C'est déjà l'univers paradoxal d'Enfance II. Toutefois Rimbaud ne limite pas ses investigations dans l'au-delà de l'univers sémantique commun au seul nonsense (personnages à la fois morts et vivants, récit tel que celui de Conte qui déconstruit le "schéma actantiel" ordinaire avec ses deux dénouements) ; il existe plusieurs géométries non-euclidiennes, Rimbaud semble de son côté en quête de plusieurs univers non-sémantiques potentiels. C'est ainsi qu'outre le monde du paradoxe, il s'aventure dans un monde que l'on pourrait qualifier d'indécidable. En éliminant le titre Fausse conversion de la version finale de la Saison en enfer, Rimbaud déjà créait une ambiguïté qui a pu donner une certaine légitimité à la lecture de Claudel (ou de tel exégète contemporain en phase terminale de claudélisation). Avec Dévotion, l'opération est aboutie : s'agit-il d'une vraie ou d'une fausse dévotion ? Toute lecture psychologisante est rendue à son arbitraire, le sens du texte est indécidable. Il en va de même pour Solde et, de ce point de vue, il est assez vain de se demander si Rimbaud fait preuve d'optimisme ou de pessimisme, ce type de débat est en grande partie dépendant de considérations extra-textuelles sur la renonciation volontaire à la littérature et autres inventions propres au storystelling biographique.
Ou bien la lecture se laisse hypnotiser par la mécanique répétitive de l'anaphore invocatoire ("A", dans Dévotion) ou par la reprise indéfinie du "cri" du vendeur (" A vendre", dans Solde), et l'interprétation correspondante est celle d'une vraie dévotion et d'une vraie vente à la criée. Ou bien la lecture privilégie les éléments nouveaux de nature non répétitive, et l'interprétation sera aimantée par les réalités langagières inouïes qui se succèdent de façon que l'on pourrait dire pyrotechnique et qui défient le sens commun, pôle de notre conscience sémantique. A cet égard, les deux interprétations dominantes du titre Solde ne font que redoubler ce dispositif textuel. On peut comparer ces deux lectures alternatives à la double appréhension du "cube de Necker". L'œil opte pour une première configuration puis brusquement pour la configuration alternative et ainsi de suite sous la dépendance des réseaux neuronaux impliqués. On est amené à penser que Rimbaud s'est efforcé délibérément à créer des configurations sémantiques instables.
Cube de Necker |
D'autres textes font plutôt penser aux "cubes impossibles", l'impression d'ensemble est d'une cohérence apparente, les éléments constitutifs paraissent incompatibles (Mystique, H). Suzanne Bernard avait déjà relevé les "perspectives renversées" rimbaldiennes, que l'on pourrait dire de type eschérien. D'autres hypothèses de lecture de ce type sont envisageables, étant admis que chaque texte a sa propre spécificité, quand ce n'est pas très souvent une simple portion de texte (la lecture d'Enfance II en termes de paradoxes ne vaut que pour le premier paragraphe).
Cette approche critique, qui schématiquement fait appel aux illusions d'optique en les transposant dans le domaine sémantique, n'a bien entendu pas de valeur autre qu'heuristique et ne prétend pas se substituer aux discours critiques existants. Elle n'a nécessairement que les apparences de la scientificité mais offre néanmoins l'avantage d'appeler l'attention sur la dimension cognitive impliquée par l'ambition exploratoire de la création rimbaldienne. Accessoirement, elle permet d'éviter des écueils interprétatifs omniprésents tels que la traduction (un élément textuel présent est remplacé par un élément absent, légitimement suspect d'avoir été choisi arbitrairement) et le bavardage subjectif (où l'on projette sur le texte le maximum de données extra-textuelles plus ou moins vérifiées).