samedi 10 septembre 2011

Quand Vanier possédait des inédits de Rimbaud (un spécimen annoté du Reliquaire d’une grande valeur manuscrite), par David Ducoffre



Première partie

A l’occasion du centenaire de la naissance d’Arthur Rimbaud, le libraire parisien Jean Loize écrivit une lettre à Bouillane de Lacoste. Le célèbre graphologue rimbaldien imposait à cette époque des éditions de référence des œuvres du poète et il était parvenu à dater de manière décisive les copies des poèmes en prose des Illuminations. En revanche, faute de manuscrits connus, il pensait que Verlaine avait recomposé de mémoire les poèmes « première manière » de son ami (ceux des Poètes maudits et de l’article Pauvre Lélian, puis Les Premières Communions et L’Orgie parisienne ou Paris se repeuple). La lettre de Jean Loize aurait pu l’amener à réviser un tel jugement et entraîner de nouvelles découvertes.

A M. Henri de Bouillane de Lacoste.
Paris, 16 octobre 1954

Monsieur,

Je vais prêter à la prochaine exposition RIMBAUD de la Bibliothèque Nationale un exemplaire du Reliquaire de 1891 qui paraît être le plus curieux que l’on puisse rencontrer… Ce volume a été bien accueilli rue de Richelieu, mais sa description dans le catalogue risque d’être incomplète. Les problèmes qu’il pose ne sont en effet pas résolus. Et c’est pourquoi je viens faire appel à votre science…
De nombreuses corrections et additions à la plume me semblent être de Delahaye. Est-ce lui qui aurait préparé pour Vanier l’édition qui ne parut qu’en 1895 ? alors préfacée par Verlaine
Mon volume serait la seule trace d’une édition (entre 91 et 95) puisque les pages portent des indications (et des empreintes) de typographes. C’est un imprimeur d’Annonay qui composa le texte ainsi retouché.
Il y a quelques petites différences avec l’édition connue de Vanier (imprimée à Evreux – et non Annonay) en 1895.
D’autres déductions sont à faire. Pourquoi avait-on composé ici la litigieuse préface de Darzens ? Des vers qui passent pour avoir été rétablis de mémoire par Paul Verlaine (dans l’Orgie parisienne) l’ont-ils été par Delahaye ?
Le temps me manque pour entrer dans le détail. Mais c’est assez, sans doute, pour éveiller, Monsieur, votre intérêt ?
On m’a dit que vous veniez souvent à Paris. Je garde donc espoir que vous pourrez tirer au clair ce petit mystère « rimbaldien »…
Croyez, cher Monsieur, à mes sentiments distingués, et cordiaux.

Jean Loize

Le destinataire Bouillane de Lacoste mourut avant d’avoir eu le temps de s’intéresser au document. Il s’agit d’un exemplaire du Reliquaire que des typographes annotèrent en tant que maquette préparatoire à une reprise de la publication par un nouvel éditeur, Léon Vanier succédant à Léon Genonceaux. Ce « spécimen Jean Loize » retourna à l’obscurité après l’année 1954, mais le baron belge Ludo van Bogaert, qui en devint l’acquéreur et qui décéda en 1989, en fit don à la Bibliothèque Royale de Bruxelles, en l’accompagnant de cette lettre de Jean Loize à Bouillane de Lacoste que nous venons de citer. Seul Steve Murphy a consulté le spécimen Jean Loize pour son édition critique des Poésies parue en 1999, mais il s’est surtout intéressé aux annotations qui transformaient le texte imprimé de Paris se repeuple en une version inédite L’Orgie parisienne ou Paris se repeuple. Plusieurs choses lui ont échappé, en particulier la mention abrégée et pâlie au crayon « cop Vne » en marge du texte retouché en Cœur volé du Cœur du pitre. Un fac-similé du remaniement du texte de Paris se repeuple aurait encore apporté d’autres éléments de réponse intéressants. Les annotations détaillées du spécimen Jean Loize montrent que Vanier possédait la fin de transcription d’une version sans titre de Comédie de la soif, mais surtout une copie fidèle jusqu’à la ponctuation des manuscrits de poèmes en vers de 1870 remis à Izambard (sinon ces manuscrits mêmes ?), des manuscrits enfin de L’Orgie parisienne ou Paris se repeuple, de Poison perdu et d’une version en deux strophes du Cœur volé.
Jean Loize a pu croire naïvement à son époque à un Delahaye capable d’annoter en expert une édition des œuvres de Rimbaud. Il se demandait également si ce volume annoté n’était pas l’indice qu’il existait quelque part une édition sortie des presses d’Annonay qui fût antérieure à l’édition des Poésies complètes. Nullement devin, Jean Loize se réfèrait à l’inscription au crayon en bas de la table des matières de son livre : « Roger impr à Annonay ». Sur la page de titre, le nom et l’adresse de Genonceaux avaient été élégamment biffés au crayon au profit de la mention « Léon Vanier, éditeur » ajoutée dans la marge. Certes, le volume du Reliquaire de Léon Genonceaux de 1891 et le volume de Poésies complètes de Léon Vanier de 1895 sont deux ouvrages distincts. Ils n’opèrent pas la même sélection de poèmes et nous passons d’une préface de Darzens à une autre de Verlaine. Toutefois, conservée à la Bibliothèque Nationale de France, une reliure (qui peut être intégralement consultée sur le site Gallica) révèle les deux premiers jeux d’épreuves du livre Poésies complètes d’Arthur Rimbaud. L’imprimeur d’Evreux Charles Hérissey a daté les pages à l’aide d’un tampon. Des épreuves des poèmes et de la table des matières ont été tirées le 19 et le 20 juillet 1895. Une autre table des matières a été tirée le 27 juillet. Le premier jeu d’épreuves contient en outre, datées du 17 juillet, des pages de titres qui mentionnent la préface de Darzens et plusieurs pages avec le texte de la préface elle-même. Le second jeu d’épreuves reprend les tirages des 19 et 20 juillet, mais pas les tirages du 17 juillet. En effet, entre le 20 juillet et le 27 août, Vanier a finalement renoncé à publier la préface de Darzens. De nouvelles pages de titre ont été mises au point le 27 août et le 16 septembre. Dès le 27 août, il n’est plus question que d’une préface de Verlaine sur la page de titre. Cette nouvelle préface, promise encore à un fort remaniement au vu des annotations manuscrites, a été tirée le 29 août 1895. Malgré le scandale et les menaces de censure, Léon Vanier a songé à publier la préface de Darzens jusqu’au mois d’août 1895. Avait-il reçu l’autorisation de Darzens lui-même ? Il nous est impossible de répondre. Parallèlement, en 1892, Vanier avait publié la préface originale de Verlaine pour Les Illuminations de 1886, mais l’aval de Verlaine lui était acquis.
L’exemplaire annoté du Reliquaire conservé à Bruxelles a en réalité appartenu à l’éditeur Vanier qui s’en est servi pour préparer son propre projet. En ce qui concerne la préface de Darzens, les indications de typographes sur le « spécimen Jean Loize » coïncident avec les changements de page et certains retours à la ligne délicats du texte d’épreuve du 17 juillet 1895. Plus largement, les remaniements manuscrits du volume bruxellois sont passés dans l’édition de 1895 pour l’essentiel. Sur le volume annoté du Reliquaire, Vanier a supprimé au crayon rouge tous les poèmes en vers des Illuminations de 1886 en indiquant la pagination correspondante dans son édition personnelle du recueil en 1892 (par exemple, « page 24 » pour Mouvement, etc.). Il a supprimé également les vers qui provenaient d’Une saison en enfer. Mais il l’a fait en deux temps. Faim et « Le loup criait… » avaient d’abord échappé à son attention. Héritier du manuscrit inédit de Fêtes de la faim (le texte figure parmi les publications inédites de 1895), Vanier est revenu sur son oubli et a biffé le texte Faim au crayon bleu, bien qu’il l’eût déjà confié à un certain ouvrier nommé « Hamelin ». Il a biffé au crayon bleu également les trois faux de la revue Le Décadent, précisant au passage les noms des faussaires et la publication du faux Le Limaçon dans un volume dont il était lui-même l’éditeur (« publié dureste / Dans lepays dumufle / (Vanier édr) » [sic]). Dans la table des matières, deux croix à l’encre noire nous apprennent qu’il a eu aussi des doutes à l’endroit des Corbeaux et de Poison perdu. Or, la revue Le Décadent avait publié, dans le voisinage de plusieurs faux, une reprise du texte des Corbeaux tel qu’il était paru dans La Renaissance littéraire et artistique de 1872. Vanier est connu pour avoir suivi de près les publications du Décadent et l’histoire des faux.
Dans une lettre de décembre 1891 à Pierquin (ardennais proche un temps d’Arthur, puis plus tard de sa sœur Isabelle), Vanier avait déclaré que Poison perdu devait être d’Ernest Raynaud. Et non seulement ce titre est accompagné d’une même croix suspicieuse que Les Corbeaux sur la table des matières, mais il a été biffé au crayon bleu avec sa pagination. Cependant, Vanier s’est ravisé. La table des matières contient deux modifications de titres au crayon gris : Le Cœur du pitre devient Le Cœur volé et un article « le » a été ajouté au titre Poison perdu. Dans le corps de l’ouvrage, la transcription de Poison perdu n’a pas été biffée, mais remaniée par des variantes apportées à l’encre noire, sans adjonction de l’article « le » toutefois. La transcription du Cœur du pitre n’a été remaniée que pour les deux strophes publiées par Verlaine dans son article Pauvre Lélian en 1886, puis 1888. Mais, dans la marge, Vanier a précisé sa source en abrégé : « cop Vne ». Les remaniements de Poison perdu proviennent forcément d’un manuscrit. Or, la version du Reliquaire (qui allait être remaniée !) n’était autre que la version de Vittorio Pica dans La Cravache parisienne. Vittorio Pica avait précisé qu’il s’agissait d’une transcription de mémoire. Les conclusions sont dès lors sans appel. La version si célèbre de Pica n’est pas fiable et Breton a eu le tort de soutenir que jamais Rimbaud n’aurait pu passer du texte de Pica au texte publié par Vanier, puisque entre les deux publications, seul le texte de Vanier est authentique. En 1895, Vanier ne connaissait pas la version publiée par Mirbeau dans Le Gaulois en 1882. Pourtant, il biffe les leçons propres à la version établie par Pica, notamment pour les vers 8, 9 et 10 et il établit une série de variantes qui se rapprochent du texte de Mirbeau comme des trois manuscrits d’époque qui nous sont parvenus de Poison perdu. L’opposition est systématique des trois manuscrits et des versions établies à partir de manuscrits par Mirbeau et Vanier avec la version isolée si célèbre de Pica. Comme celui-ci l’avait avoué, le texte avait été reconstitué de mémoire et tout converge pour dire qu’il s’est fourvoyé dans la transcription des vers 8 à 10. Le choix du verbe « Brille » est erroné. La leçon authentique est « Luit » au vers 10. La leçon du vers 9 : « Seul au coin d’un rideau piquée » n’est pas fiable, en comparaison du modèle récurrent des autres versions : « Au bord d’un rideau bleu piquée ». Ceci donne une saveur appréciable aux remaniements du Reliquaire de Bruxelles. Cette fois, les corrections n’imposaient pas que des variantes. Involontairement, des leçons erronées furent répudiées à partir probablement d’une copie confiée par Verlaine. Répétons-le. Les trois manuscrits connus du poème ressemblent tous à quelques détails près aux versions publiées par Mirbeau dans Le Gaulois en 1882 et par Vanier en 1895. Notons qu’un volume des Poésies complètes de 1895 de la bibliothèqe Pierre Dauze a été vendu avec un manuscrit non identifié de Poison perdu en 1914. Portait-il un titre avec article, Le Poison perdu ? S’agissait-il d’une copie Verlaine ? La piste de ce manuscrit serait importante à ressaisir. Mais, il pourrait ne pas s’agir du manuscrit utilisé par Vanier, car nous croyons pouvoir déterminer les manuscrits utilisés par Mirbeau, puis Verlaine et Vanier.
Nous pensons qu’il convient de ne pas accorder une réelle importance à cette adjonction maladroite au titre Poison perdu d’un article « le » sur la table des matières du spécimen Jean Loize. Vanier a publié le titre du poème sans article par la suite (épreuves et publication des Poésies complètes). Une fois ce problème de détail écarté, l’établissement du texte et de la ponctuation (noter le point-virgule à la fin du vers 2) coïncident avec le manuscrit de Poison perdu de la vente Jean Hugues en 1998, lequel manuscrit faisait partie du dossier Darzens du Reliquaire, ce qui renforce le soupçon troublant d’une collaboration inconnue entre Vanier et Darzens dans la période 1892-1895. Lors de cette vente, l’expert Thierry Bodin a établi que le document était de la main de Ponchon. Or, à la fin de ses 39 ans (début 1884), Verlaine semble avoir recopié la même version Ponchon dans une lettre, ne prenant des libertés que pour la ponctuation. Un squelette de transmission Ponchon – Verlaine – Vanier semble devoir s’imposer. La seule corruption du texte de Vanier en 1895 vient d’une erreur de distraction. Au vers 5, il a oublié de biffer le « Et » de la version erronée de Pica pour y substituer la mention « Rien » qui figure sur les trois manuscrits connus. Il ne reviendra jamais sur cette erreur, ce qui laisse supposer qu’il n’a pas pu conserver un accès au manuscrit. Pour des raisons inconnues, ce manuscrit semble être passé des mains de Verlaine à celles de Darzens, Vanier s’étant peut-être limité à une consultation du document (sinon d’une copie). Quant à la version de Pica dans La Cravache parisienne, il s’agit dès lors nécessairement d’un souvenir bien déformé du manuscrit Ponchon, une authentique recomposition de mémoire.
A côté des transcriptions de Ponchon et Verlaine, un troisième manuscrit d’une main non identifiée nous est parvenu. Le vers 7 : « Ils n’ont laissé de trace aucune », cas à part des variations de ponctuation omises ici, est commun à la version publiée par Mirbeau. Le document a été publié par le journal Le Figaro en 1923. Nous pensons qu’il s’agit du manuscrit exploité directement par Mirbeau dans la revue Le Gaulois en 1882. Dans tous les cas, la raréfaction des variantes pour ce poème mineur (discrédit donc de la version Pica) est un nouveau facteur non négligeable pour plaider comme probable l’attribution à Rimbaud.

A suivre…

2 commentaires:

  1. qu'est-ce que vous êtes confus! on ne comprend rien à votre argumentation. Qu'est-ce que ça veut dire "La version si célèbre de Pica n’est pas fiable et Breton a eu le tort de soutenir que jamais Rimbaud n’aurait pu passer du texte de Pica au texte publié par Vanier, puisque entre les deux publications, seul le texte de Vanier est authentique"?

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  2. En 1923, Breton a critiqué le manuscrit divulgué dans le Figaro au nom de la version de La Cravache parisienne. Selon lui, Rimbaud n’aurait jamais changé « Brille » en « Luit » et « Pas un souvenir » en « Aucun souvenir » (« Montrez-moi l’équivalent de ces faiblesses chez Rimbaud »). Outre un préjugé sur la chronologie des versions, il ignorait que le verbe « Luire » était affectionné par Nouveau (plusieurs occurrences dans ses premières poésies, notamment en début de vers). Mais, le comble c'est qu'il a défendu des erreurs contre les leçons du poète. « Brille » et « Pas un souvenir » font partie d’une transcription de mémoire (aveu de Pica), alors que les leçons « Luit » et « Aucun souvenir » sont authentiques au vu des documents. Rappelons-les. Signalons juste que la biographie de Lefrère évoque à tort un quatrième manuscrit en circulation (quelques erreurs dans les pages sur Poison perdu). Il n’y a que trois manuscrits connus. Or, tous les trois en compagnie des deux versions publiées directement à partir de manuscrits (Mirbeau 82 et Vanier 95) isolent comme des anomalies ces variantes Pica qui plaisaient tant à Breton (vers 4 « Et » (au lieu de « Rien »), vers 8 « Pas un », vers 9 « Seule au coin d’un rideau piquée », vers 10 « Brille »). Il s’agit de la version canonique publiée par exemple dans l’édition de la Pléiade des œuvres de Nouveau. En réalité, il existe deux versions du poème, le contraste va se fonder sur le vers 7 : « Ils n’ont laissé de trace aucune » contre « Il n’est resté de trace aucune ». Je ne cite pas la ponctuation. En 1882, Mirbeau a utilisé un manuscrit Forain-Millanvoye qui n'est pas parvenu à Maurevert, mais qui a été révélé en 1923 dans Le Figaro. Un manuscrit de la main de Ponchon, sans doute connu de Raynaud, est parvenu à Verlaine qui l’a recopié dans une lettre, d’où un troisième manuscrit (bien connu), peut-être celui qui a été vendu en 1914. Entre 1886 et 1892-95, il y a un mystère de la transmission des manuscrits, dont on oublie qu’il semble concerner aussi les vers « première manière ». Pica publie dans cet intervalle une transcription-souvenir inexacte du manuscrit Ponchon. Darzens et Vanier récupèrent ensuite ce manuscrit Ponchon. Vanier s’en sert, mais oublie seulement de corriger le « Et » au vers 4 en « Rien » (preuve donnée par le volume bruxellois). Le manuscrit Ponchon a alors rejoint tout un dossier Darzens et il est réapparu lors de la vente Jean Hugues en 1998. (NB ; Attention à une erreur du site consacré à Poison perdu, la leçon Pica du vers 7 est bien « Il n’est resté de trace, aucune, » et non « Ils n’ont laissé de trace, aucune[.] ») Article à venir sur Poison perdu...
    Autre mise au point. Vanier a utilisé la fin d'Enfer de la soif pour corriger les vers tronqués de la version sans titre. Le fac-similé de Bourguignon-Houin dans leur biographie concerne justement cette correction. Ce n'est pas un hasard.

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