dimanche 6 octobre 2013

Les enseignements du manuscrit de "Promontoire", par Jacques Bienvenu


© Musée Rimbaud

Le manuscrit autographe de Promontoire  est, à plus d’un titre, un document remarquable. Ce poème en prose faisait partie de la liasse de poèmes qui se trouvèrent sur le bureau de La Vogue en 1886. Il fut publié dans le numéro 8 de la revue sous l’intitulé : « Illuminations suite ». Il était suivi de deux autres poèmes en prose Scènes et Soir historique, puis de trois pièces de vers Michel et Christine, Bruxelles, Honte. Après les publications hebdomadaires puis en plaquette de La Vogue, ce manuscrit parvint ensuite à l’éditeur Vanier  qui le vendit au docteur Octave Guelliot. Ce médecin l’avait acheté avec le livre de l’édition Vanier des Illuminations et de la Saison en enfer de 1892, dans lequel le manuscrit était inséré.  Un fac-similé de ce manuscrit  fut révélé seulement en 1933, et la fille du docteur Guelliot en fit don par la suite au musée Rimbaud de Charleville où il est à présent conservé. On peut lire en haut à gauche de ce feuillet qu’il  comporte de « légères variantes » avec la page 34 de l’édition Vanier de 1892. Voici cette page 34 :
       
  

                                                        
          
page 35



Ces « légères variantes » sont en vérité d’importantes différences entre le manuscrit et la version imprimée. On constate notamment que les mots « Scarbro’ », « penchants des têtes d’Arbre du Japon » ont été supprimés ; qu’une ligne entière du manuscrit a sauté : « des côtes, -  et même aux ritournelles  des vallées  ».

Cependant, il se trouve que ce n’est pas le manuscrit de Promontoire  qui a servi directement pour l’impression  dans La Vogue, mais une copie allographe. La première page de cette copie  a figuré au catalogue de la vente Berès du 20 juin 2006.Voici, pour la première fois, les deux pages de ce manuscrit allographe qui est conservé lui aussi au Musée Rimbaud de Charleville.

                      
© Musée Rimbaud


© Musée Rimbaud


On observe que les deux pages de ces feuillets comportent certaines erreurs reproduites dans les éditions de La Vogue (revue hebdomadaire et plaquette) et dans l’édition de Vanier, notamment la ligne entière du manuscrit qui a sauté comme on peut le constater sur la deuxième page du document allographe. On mesure avec quelle légèreté le manuscrit original a été reproduit. 

Mais les conséquences importantes de cette information sont ailleurs. On réalise que le manuscrit de Promontoire est le seul des manuscrits de Rimbaud publiés par La Vogue à ne pas être paginé. Tous les autres manuscrits publiés  dans cette revue, comportent, sans exception, un chiffre dans la marge où en haut du feuillet. Le manuscrit allographe de Promontoire comporte la numérotation qui correspond à celle du numéro 8 de la Vogue  et on voit aussi la signature d’un prote qui indique le nombre de lignes. On comprend d’ailleurs ce qu’il a dû se passer. Le manuscrit étant très raturé, il semble vraisemblable que ce soit pour cette raison qu’il ait été retranscrit. Il en résulte que Rimbaud ni aucun autre, ne l’avait  paginé, bien qu’il fît partie de la liasse des poèmes en prose de La Vogue. Si Rimbaud avait paginé les poèmes d’Après le Déluge à Barbare dans le but de constituer un recueil cohérent, on se demande pour quelle raison il aurait oublié Promontoire qui s’apparente de près à d’autres poèmes de l'hypothétique recueil. Lorsque Fénéon a présenté l’édition en plaquette de La Vogue, il a tout naturellement regroupé Promontoire avec Villes, Métropolitain et Scènes

 Dans la seconde édition de son livre, parue en 2013, L’Art de Rimbaud, Michel Murat explique d’abord que Fénéon avait compris «  les enjeux idéologiques » des poèmes en prose, en bon anarchiste qu’il était, en redistribuant les poèmes dans la plaquette de La vogue, mais qu’on ne pourrait en déduire que Fénéon avait dès le début « suivi sa propre inspiration » pour folioter les manuscrit de la BN. Il ajoute en note :

 C’est la thèse soutenue récemment par Jacques Bienvenu : «  Le fait que Fénéon a complètement changé, dans la plaquette, l’ordre adopté par lui dans La Vogue hebdomadaire, prouve bien qu’il avait dès le début, suivi sa propre inspiration » (Jacques Bienvenu, « la pagination des Illuminations, consulté le 26/09/2012 sur internet à l’adresse : http://rimbaudivre.blogspot.fr/2012/02/la-pagination-des-illuminations-par.html.) Que Fénéon soit responsable de la pagination de la préoriginale, c’est précisément ce qui reste à démontrer : l’argument relève d’une pétition de principe.[1]

Une première remarque est que Michel Murat m’attribue une phrase qui n’est pas de moi mais de Bouillane de Lacoste[2] ce qui en modifie la portée. En effet, on a peu souligné le fait que l’expert en  graphologie rimbaldienne, Bouillane de Lacoste, ne pensait pas que la pagination était de Rimbaud. 

La deuxième remarque est que ce n’est pas « une pétition de principe » de penser que Fénéon  était responsable de la pagination de la préoriginale. On a tout de même son témoignage, le seul qui soit vraiment précis dans une lettre du 30 avril 1939 à Bouillane de Lacoste : « j’ai préparé les Illuminations non seulement pour leur publication dans le périodique, mais pour leur réimpression en plaquette. Si entre ces deux opérations, leur ordre s’est modifié, ce changement, quelque inopportun et fâcheux qu’il puisse être, m’est expressément imputable »[3]. Michel Murat cite de manière inexacte et partielle cette lettre, avec une mauvaise référence,  dans sa nouvelle édition : «  De l’une à l’autre[4], le changement m’est expressément imputable »[5] en ne citant pas la phrase qui précède. Cette citation tronquée ne montre pas que Fénéon s’est occupé des deux publications. Observons, en outre, que Fénéon  se souvient d’une mutation de personnel, au moment de la publication du numéro 6, laquelle est attestée par les nouveaux noms des protes qui apparaissent à partir du numéro7 dans les marges des manuscrits[6]. Ce changement de personnel correspond d’ailleurs à une nouvelle pagination des manuscrits. D’autre part ce témoignage de Fénéon  dans la lettre de 1939 rejoint celui qu’il avait donné dans son compte rendu des Illuminations donné dans Le Symboliste en 1886 : « Les feuillets, les chiffons volants de M. Rimbaud, on a tenté de les distribuer dans un ordre logique. »

Une troisième remarque, la plus importante à mon sens, est que Michel Murat ne renvoie pas à la seconde partie de mon article  où l’essentiel de mon raisonnement est formulé[7]. Le jugement de Bouillane de Lacoste n’était qu’une introduction à l’ensemble de ma démonstration où je réfute l’hypothèse d’une pagination autographe par des  arguments codicologiques précis. J’ajoute que dans  sa première version de L’Art de Rimbaud, Michel Murat avait écrit  dans son paragraphe « Le recueil » (page 260, édition 2002) : « Dans le cas où l’hypothèse de la pagination autographe, dont cette réflexion sur le recueil est tributaire, serait réfutée de façon décisive, les remarques qui suivent conserveraient une partie de leur portée[…] » Dans la nouvelle version de 2013, au même paragraphe « Le recueil » (page 213) on observe que la phrase précédente a été supprimée. On voit que pour Michel Murat l’hypothèse du manuscrit paginé par Rimbaud est acceptée à présent sans réserve. La question de la pagination des manuscrits est purement factuelle. Il ne doit pas y avoir de « pétition de principe » ou « d’enjeu idéologique » dans ce débat. Le manuscrit de Promontoire, non paginé et publié dans les conditions que l’on vient de voir, est une pièce supplémentaire à ajouter au dossier et une raison de plus de ne pas attribuer à Rimbaud la pagination des manuscrits publiés dans La Vogue.

Mais le manuscrit de Promontoire n’a pas fini de nous étonner. La présence du mot Illumination écrit d’abord au crayon au singulier, puis écrit à l’encre au pluriel est aussi un cas unique pour les manuscrits des Illuminations. Cela fera l’objet d’une autre publication.




[1] Michel MuratL’Art de Rimbaud, Corti, 2013, p.204, note 27.
[2] Arthur Rimbaud, Illuminations, édition critique par H. de Bouillane de Lacoste, Paris, Mercure de France, 1949, p.155
[3] Ibid., p.139.
[4] C’est moi qui souligne l’erreur de transcription.
[5] L’Art de Rimbaud, op.cit, p.203, note 25..Michel Murat écrit que la lettre est citée p. 139 dans La thèse de Bouillane de Lacoste Rimbaud et le problème des Illuminations alors qu’il s’agit de l’édition des Illuminations par le même Bouillane.
[6] Arthur Rimbaud, Illuminations, Bouillane de Lacoste, ed. cit., p.141
[7] À la date où Michel Murat a consulté la première  partie de l’article, le 26/09/2012, la seconde partie était en ligne, annoncée et accessible par un lien à la fin du premier article.

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