Ma Bohême (Fantaisie)
Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J'allais sous le ciel, Muse ! et j'étais ton féal ;
Oh! là! là! que d'amours splendides j'ai rêvées!
Mon unique culotte avait un large trou.
- Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
- Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou
Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur;
Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !
Manuscrit autographe confié à Paul Demeny en octobre 1870.
Je me propose de montrer que ce poème de Rimbaud s’inscrit dans un fascinant dialogue avec Théodore de Banville.
Observons pour commencer que le poète se décrit comme « rimant au milieu des ombres fantastiques ». Il y a dans le sonnet une véritable mise en abyme de la rime, puisque Rimbaud explique qu’il égrène des rimes, le mot rimes étant mis en évidence par un rejet spectaculaire maintes fois remarqué. Mieux, Rimbaud nous laisse entendre que ces rimes sont comme les cailloux du Petit Poucet, c'est-à-dire qu’il nous incite à les suivre à la trace : Ne suggère-t-il pas que le secret du poème est là ?
Les rimes rares : « Ourses / courses » , « trou/frou-frou » , « fantastiques/élastiques » se trouvent toutes les trois dans les Odes funambulesques de Banville
La Voyageuse
Ma bohème
Et boyards aux fourrures d’ourses,
Loin de vous, sachez-le, Caro,
Tout s’ennuie, au bal comme aux courses. Mon unique culotte avait un large trou
- Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
- Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou
Académie Royale de musique
Leurs jupons évidés marchent à grands frou-frous
Et leur visage bleu, percé de mille trous,
Le Saut du tremplin Ma Bohème
D’inspiration fantastique Où, rimant au milieu des ombres fantastiques
Tremplin qui tressailles d’émoi Comme des lyres, je tirai les élastiques
Quand je prends un élan, fais moi De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur
Bondir plus haut, planche élastique
Ce qu’il faut bien comprendre c’est l’importance du moment où Rimbaud écrit Ma Bohème. En mai 1870 Rimbaud écrit à Banville. On sait qu’il lui a répondu. Donc au moment où rimbaud écrit Ma Bohème il a reçu la réponse de Banville qui lui a certainement donné des conseils et souligné dans sa réponse l’importance de la rime, rime riche dont Hugo était le maître. Il a aussi probablement critiqué la rime Lys / hallali d’Ophélie que Rimbaud lui avait envoyé, car selon lui ces mots ne pouvaient rimer ( dans son petit traité, il avait écrit : « évitez de faire rimer les mots en is us as et os dont l’s finale se prononce avec ceux dont l’s final ne se prononce pas »). La rime était l’un des aspects majeurs du petit traité de poésie qu’il allait bientôt faire paraître dans l’Écho de la Sorbonne au début de l’été de 1870.
À quel moment Rimbaud a-t-il composé Ma Bohème ? On sait qu’il a donné ce poème à Demeny en octobre 70. On peut penser qu’il l’a écrit avant sa seconde fugue à Charleville car Ma Bohème ne figure pas dans les poèmes confiés à Izambard. Antoine Adam a montré en comparant À la musique confié à Izambard et Demeny les progrès rapides de Rimbaud (Voir p.859 de l’édition Adam). C’est probablement l’un des derniers poèmes écrits à ce moment et Ma bohème peut être considéré comme un chef-d’oeuvre des poèmes de 70.
Revenons au moment où Rimbaud écrit Ma Bohème à Charleville.
Il a le recueil des Odes funammbulesques en main.
Comment Rimbaud a-t-il choisi ses rimes parmi les centaines des Odes funambulesques ? Ce n’est pas évident de passer de « ourse » à « Grande Ourse ». Est-ce que les rimes de Banville l’on aidé ou bien avait-il en tête son poème? Certes il avait déjà été inspiré par d’autres poèmes et fait des emprunts de rimes, mais jamais de cet ampleur.
Si j’écris un article sur un sujet sur lequel je travaille depuis très longtemps c’est que je me suis rendu compte que la critique rimbaldienne n’a pas encore pris la mesure de l’enjeu banvillien.
Certes, de nombreuses critiques et études ont été faites sur Ma Bohème mais la question de l’emprunt des rimes de Banville n’a pas encore été vu dans toute sa dimension.
Pendant longtemps on a étudié le poème sans connaître la question des rimes.
Le premier a penser que Rimbaud s’était inspiré de Banville est Peter Hambly en 1988. Il suggère que Rimbaud avait emprunté les rimes fantastiques/élastiques du Saut du tremplin.(P.S. Hambly, « Lecture de Ma Bohême », Parade sauvage, Bulletin, n°4,1988, p.27-41)
Mais il fallut attendre 2002 pour que Michel Murat révèle les trois emprunts. Il en déduit que « Rimbaud reprend les rimes de son maître et lui donne une leçon de poésie. Il lui montre la voie du dépassement d’une poétique funambulesque »(Michel Murat, « L’art de Rimbaud », nouvelle édition, Corti, 2013, p.148-150)
Cependant je pense que Michel Murat se trompe. Rimbaud ne donne pas une leçon de poésie. Il est bien trop admiratif de Banville. On est toujours enclin à penser que Rimbaud se moque de Banville et veut lui montrer qu’il est meilleur que lui. Un an plus tard, il lui écrira qu’il aimerait toujours les vers de Banville. L’interprétation de Ma Bohème est ailleurs.
Je pense que Rimbaud avait l’intention d’envoyer ce poème à Banville. Celui-ci ne pourrait pas lui reprocher la qualité de ces rimes puisque c’était les siennes ! Mais la situation chaotique du pays au moment où il était chez Demeny ne se prêtait pas à cette correspondance avec Banville. Sa réponse viendra plus tard.
D’autre part, il y a incontestablement une part d’autobiographie dans ce poème qui décrit les vagabondages du poète à cette époque. On ne peut en douter quand on lit un passage d’une lettre à Izambard du 2 novembre où il écrit : Allons, chapeau, capote, les deux poings dans les poches et sortons !
Le je du début du poème c’est lui et il dit Mon auberge, Mes étoiles, mon front, mes souliers. Observons qu’il ne dit pas j’égrenais mes rimes, mais j’égrénais Des rimes !
Ces rimes de Banville posent d’ailleurs un problème. La deuxième rime de Ma Bohème idéal/ féal est introuvable dans l’oeuvre de Banville mais je l’ai trouvé curieusement chez Mallarmé dans le poème Le Sonneur publié dans Le Parnasse contemporain.
Le Sonneur
Cependant que la cloche éveille sa voix claire
A l'air pur et limpide et profond du matin
Et passe sur l'enfant qui jette pour lui plaire
Un angélus parmi la lavande et le thym,
Le sonneur effleuré par l'oiseau qu'il éclaire,
Chevauchant tristement en geignant du latin
Sur la pierre qui tend la corde séculaire,
N'entend descendre à lui qu'un tintement lointain.
Je suis cet homme. Hélas! de la nuit désireuse,
J'ai beau tirer le câble à sonner l'Idéal,
De froids péchés s'ébat un plumage féal,
Et la voix ne me vient que par bribes et creuse !
Mais, un jour, fatigué d'avoir en vain tiré,
O Satan, j'ôterai la pierre et me pendrai.
A cela s’ajoute le fait que ce poème se trouve dans la première série du Parnasse contemporain, revue que Rimbaud ne peut ignorer puisque précisément il demande à Banville d’y être imprimé ! D’autre part étant donné l’incroyable rareté de cette rime il paraît difficile de croire à une simple coïncidence. Que vient alors faire Mallarmé dans cette histoire de rimes ? Mallarmé a publié dans le premier Parnasse contemporain une série de poèmes remarquables qui forment un tout et qui s’apparentent à un recueil. Les thèmes mallarméens de l’impuissance du poète, de la stérilité, de la page blanche, de l’ennui y sont développés. Mais à cela s’ajoute l’obsession d’un idéal qui fascine et repousse le poète tout à la fois et qui porte le nom d’Azur. La mention s’y trouve dans la plupart des poèmes et atteint son point culminant dans le fameux poème L’Azur dans lequel Mallarmé termine par la célèbre quadruple exclamation : « Je suis hanté : L’Azur ! l’Azur ! l’Azur ! L’Azur ! »
qui fait penser au Saut du tremplin ou Banville concluait : « Plus haut! plus loin! de l'air! du bleu! Des ailes! des ailes! des ailes! »
Mallarmé avait une fascination pour Banville et Rimbaud a compris que les répétitions finales du Saut du tremplin, ont pour écho celles de Mallarmé à la fin de L’Azur.
Mais l’influence de Mallarmé pourrait être encore plus profonde.
On a maintes fois fait remarquer que dans Ma Bohême, Rimbaud multipliait l’opposition entre un registre poétique noble ((Muse, féal, idéal, étoiles, lyres) et un registre familier voire trivial (poches crevées, culotte trouée, paletot, les élastiques des souliers, le pied près du coeur). Ainsi Louis Forestier écrit : « Rimbaud opère, dans ce poème, une subtile alliance entre le poétique et le trivial » (édition Louis . Forestier, Laffont, 2004, p447). Or il se trouve que dans Les Fenêtres, poème inaugural de sa série au Parnasse contemporain, Mallarmé use exactement du même procédé. Il multiplie l’opposition entre le registre poétique noble (Eternelles rosées, matin chaste de l’infini, galères d’or, fleuves de pourpre et de parfums) et un registre prosaïque de la maladie (hôpital, blancheur banale des rideaux, odeurs fétides, vieux dos, poils blancs), opposition qui culmine dans l’expression « se boucher le nez devant l’azur » alliance vraiment prérimbaldienne du noble et du familier. Certes, Baudelaire avait ouvert la voie à l’usage de mots et de thèmes étrangers à la poésie romantique et Mallarmé est son héritier évident, mais il amplifie les oppositions alors que Baudelaire recherche toujours l’équilibre et l’harmonie.
En conclusion, Rimbaud a écrit Ma Bohème à Charleville avant sa deuxième fugue. Il avait repéré des rimes rares de Banville dans Les Odes funambulesques qui l’intéressaient. Il avait aussi en tête une rime ultra rare de Mallarmé. Son poème se comprend comme un dialogue avec Banville plein de finesses et en même temps ce dialogue lui permet de réaliser sa propre poésie. Ma Bohème nous met au coeur de sa création poétique et de son génie.
On peut signaler que la rime crève/rêve se trouve dans un poème "Le Petit-Crevé" des nouvelles Odes funambulesques de 1869.
RépondreSupprimerJacques Bienvenu