André Guyaux, photo JB |
Jacques Bienvenu
André Guyaux, vous êtes
né à Charleroi, la ville du Cabaret-Vert de Rimbaud, l’Auberge
verte dans un autre poème. Pouvez-vous nous parler de votre
itinéraire en Belgique avant de venir à Paris ?
André Guyaux
J'ai fait mes études
primaires dans la petite ville où j’habite, Auvelais, entre Namur
et Charleroi, sur les bords de la Sambre, et mes études secondaires
dans la ville voisine, Tamines. Mon père était journaliste. Il a
dirigé le Journal de Charleroi, auquel Rimbaud avait proposé
une collaboration en octobre 1870 au moment où il est passé par la
ville du Hainaut belge. Quand je rejoignais mon père à ses bureaux,
rue du Collège, où se trouvait déjà le siège du journal à
l’époque de Rimbaud, je passais devant l’immeuble qui avait
hébergé le bistrot dont parle Rimbaud et dont l’enseigne était,
exactement, « À la maison verte ». Bien plus tard,
lorsque j’ai organisé avec Hélène Dufour l’exposition du musée
d’Orsay et du musée de Charleville, en 1991, j’ai tenu à ce que
la « Maison verte » y figure. On avait retrouvé une
photographie de la fin du XIXe siècle.
C’était d’ailleurs un très bel immeuble, construit en 1851, au
cœur de ce qu’on appelle « la ville-basse », à
Charleroi, à proximité de la gare. Je dis « c’était »,
parce que malheureusement, il n’existe plus : il a été démoli en septembre 2013, victime de la promotion immobilière, et
de l’obscurantisme.
JB
Quant au Journal de
Charleroi, s’agissait-il toujours du même journal ?
AG
Oui, quand mon père y
travaillait, il appartenait toujours à la famille Bufquin des
Essarts, une famille d'exilés français. Rimbaud a sans doute croisé
Jules Bufquin des Essarts à Charleville et en tout cas, il a
rencontré son père, le fondateur du journal, Louis-Xavier Bufquin
des Essarts, un saint-simonien, fondateur à Paris d’une maison
d’édition qui avait publié Nerval et Gautier dans les années
1830-1840. Mais c’est au lycée, alors que je venais d’y entrer,
que j’ai entendu pour la première fois le nom de Rimbaud. Notre
professeur de sixième nous imposait chaque semaine un exercice de
mémoire et nous avions appris par cœur Ma Bohême.
JB
Quel âge aviez-vous ?
AG
Onze ans. Par la suite
mon père m’a parlé du séjour de Rimbaud à Charleroi. Il avait
entendu le récit qu’en faisait son patron, Marius Bufquin des
Essarts, le neveu de Jules. Mon père a du reste publié un petit
article, dans une revue locale, où il rapporte ce récit.
JB
Et ensuite ?
AG
Après le lycée, j’ai
entrepris des études de philologie romane (l’équivalent de ce
qu’on appelle en France « lettres modernes ») à
l’Université de Bruxelles. J’y ai suivi les enseignements de
quelques grands professeurs, comme Albert Henry ou Roland Mortier.
J’ai ensuite passé l’agrégation de l’enseignement secondaire
belge. J’ai enseigné pendant un an le français et le latin à
Andenne, une petite ville des bords de Meuse, entre Namur et Liège.
J’ai ensuite obtenu une bourse du gouvernement français, qui m’a
permis de commencer ma thèse et d’être accueilli comme élève
étranger à l'ENS. Puis je suis entré au FNRS (équivalent du CNRS
en Belgique) et c’est dans ce cadre que j’ai achevé mon
doctorat.
JB
Votre
directeur de thèse était Étiemble. Pouvez-vous nous parler de
cet homme très connu des rimbaldiens, qui n’a pas toujours été
très gentil dans ses écrits ?
AG
J'ai pris contact avec
Étiemble par l'intermédiaire de Pierre de Boisdeffre, qui était
conseiller culturel à l’ambassade de France à Bruxelles. Nous
nous sommes écrit et il a accepté de diriger ma thèse. J’allais
le voir dans les bureaux du département de littérature comparée de
Paris III, sur le même pallier que l’Institut de littérature
française de Paris IV, où j’enseigne aujourd’hui. Au moment du
partage des universités, en 1969, Étiemble avait choisi la
Sorbonne-Nouvelle (Paris III), mais il avait voulu garder son bureau
dans les vieux bâtiments. Comprenant que je voulais livrer mon
commentaire des Illuminations, il a mis comme condition que je
prenne connaissance de tous les autres commentaires. J’ai ainsi
constitué un fichier bibliographique, texte par texte, dont j’ai
fait un volume annexe de ma thèse et qui est devenu en 1991 la
Bibliographie des « Illuminations » que
j’ai publiée avec Olivier Bivort. D’Étiemble, j’ai gardé le
souvenir d’un homme très ouvert et bienveillant, qui avait une
impressionnante connaissance des littératures du monde. C’était
un vrai comparatiste. Vous dites qu’il n'a pas toujours été très
gentil dans ses écrits, mais il faut comprendre son point de vue,
qui était de dénoncer les falsifications dont Rimbaud avait fait
l’objet. Il a sans doute forcé le trait, mais avait-il tort ?
Je me dis souvent qu’il y aurait quelques beaux chapitres à ajouter à
son Mythe de Rimbaud. Imaginez le commentaire qu’il aurait
réservé à ceux qui rééditent La Chasse spirituelle sous le nom de Rimbaud, à ceux qui croient reconnaître Louis Veuillot
dans la peau du frère Milotus (dans Accroupissements), à
ceux qui font graver l’inscription « l’homme aux semelles
devant » sur le socle d’une statue du poète, ou à ceux qui
pensent que « fumer des roses » (dans À la musique),
c’est répandre du fumier sur des plates-bandes de rosiers ?
Et j’en passe ! Ne trouvez-vous pas qu’Étiemble nous
manque ?
JB
C’est Étiemble qui
vous a conseillé d'aller au séminaire de Louis Forestier, je crois.
AG
En effet. C’était à
la rentrée de 1974. Le séminaire Rimbaud existait depuis un ou deux
ans. C'est là que j'ai fait la connaissance de Louis Forestier et de
ceux qui fréquentaient ce séminaire, comme Marie-Claire Bancquart,
Pierre Brunel, Alain Borer, Jean Burgos, Michel Décaudin,
Jean-Pierre Giusto, Marc Quaghebeur, Yves Reboul.
JB
Puis vous êtes parti
pour Mulhouse.
AG
Au moment de ma
soutenance, j’assurais un intérim à l’université de Tours, où
je remplaçais Jean-Pierre Morel parti en délégation au CNRS. Je me
suis ensuite porté candidat à un poste de professeur à
l’université de Mulhouse. J’y ai pris mon service en novembre
1981. J’y suis resté treize ans.
JB
En 1994, vous avez été
élu à la Sorbonne, où vous enseignez toujours. Quand vous a-t-on
proposé l'édition de Rimbaud dans la Pléiade ?
AG
Je ne sais plus
exactement, mais j’ai pris du temps avant de m’y lancer. Hugues
Pradier, le directeur de la Pléiade, a dû me rappeler à mes
engagements. J’attendais que des manuscrits restés cachés
veuillent bien se montrer. Ce fut le cas au moment des ventes Guérin
et Berès. J’ai beaucoup travaillé à l’établissement du texte
et à son annotation pendant deux ans, en 2007 et 2008. L’édition
a paru en février 2009.
JB
Il y a déjà eu trois
rééditions.
AG
Ce sont, plus exactement,
des retirages avec quelques corrections, un en 2011, un autre en
2013, et je viens de donner il y a quelques jours des corrections
pour un troisième retirage.
JB
Vous avez été l’objet
d'une attaque violente et inédite lors de la parution de cette
fameuse Pléiade. Pouvez- vous nous en dire un mot ?
AG
Oui, mais elle n'était
pas inédite. Le signataire de l'article de La Quinzaine
littéraire auquel vous faites allusion m'avait déjà attaqué
de plusieurs manières et notamment en publiant dans la même revue
un article très agressif contre Le Cahier de l’Herne que
j’avais dirigé. C’était en 1993. Donc je n’ai pas été trop
surpris. J'ai d’ailleurs hésité à répondre, parce que le ton
qu’adoptait mon contradicteur et le niveau de ses arguments ne se
prêtaient pas à un vrai débat. Mais la Pléiade souhaitait que je
réponde. J’ai donc adressé une réponse à La Quinzaine
littéraire, qui ne l’a pas publiée et ne m’a même pas
répondu. Peut-être l’éditeur et moi-même aurions-nous dû
insister, en rappelant que le droit de réponse est dans la loi. Mais
j’ai préféré m’adresser ailleurs. J’ai sollicité une revue
en ligne, Fabula, qui m’a ouvert ses pages.
JB
Peut-on avoir votre
opinion concernant la présence éventuelle de Rimbaud sur une photo
prise à Aden ?
AG
Je ne suis pas convaincu
par cette identification. L'objection est que deux personnes clairement identifiées sur la photo, l’explorateur Henri Lucereau
et le docteur Joseph Dutrieux, ne peuvent s’être trouvées
ensemble à Aden qu’en novembre 1879, c’est-à-dire à un moment
où Rimbaud n’y est pas encore arrivé. D’autre part, j’ai été
impressionné par l’exceptionnelle médiatisation de cette
prétendue découverte et par le fait que la presse et les médias,
prompts à annoncer cette nouvelle extraordinaire, étaient très
discrets lorsque les doutes, pour ne pas dire plus, sont apparus. Il
y a là une disproportion qui en rappelle une autre : si Rimbaud
ne se trouve pas sur cette belle photographie, elle vaut une
vingtaine d’euros ; s’il s’y trouve, elle en vaut 150000,
le prix auquel elle a été vendue.
JB
Revenons à l'œuvre de
Rimbaud. Est-ce que vous avez un poème préféré ?
AG
J'ai une période
préférée. Celle des derniers vers, composés au printemps et à
l’été de 1872.
JB
Ceux qui ont été repris
en partie dans Une saison en enfer.
AG
Oui, mais précisément, ceux que je place au-dessus de tout dans ce
corpus ne s’y trouvent pas : Est-elle almée ?…,
deux quatrains sur la fin de la nuit, et Mémoire, que Rimbaud
avait prévu de faire figurer dans « Alchimie du verbe »
puisque le brouillon en fait mention, mais qui ne s’y trouve pas,
peut-être pour une question de longueur.
JB
On peut dire que vous
avez eu la chance de publier votre édition de la Pléiade au moment
où presque tous les manuscrits avaient été révélés, notamment
ceux de la collection Berès, restés inaccessibles pendant
soixante-dix ans !
AG
Oui, il a fallu attendre
que Pierre Berès les expose, à la fin de sa vie, au musée de
Chantilly. Dans les années 70, on parlait beaucoup de ces manuscrits
et je me souviens avoir écrit à Pierre Berès pour lui demander
l’autorisation de les consulter. Il m’a répondu qu’ils
n’étaient plus en France. Étiemble les avait vus. Louis Forestier
avait pu consulter l’autographe de Génie (sur du papier
bleu !). L’édition de la Pléiade a pu également bénéficier
de la révélation d’une version antérieure de Mémoire,
apparue en mai 2004.
JB
Vous avez révélé
l'existence des manuscrits de la fondation Bodmer, si je ne me trompe
pas.
AG
Le milieu rimbaldien ne
les connaissait pas, mais la fondation Bodmer était très connue.
JB
À votre avis, est-il
important de connaître la vie de Rimbaud pour comprendre son œuvre ?
AG
Le cas de Rimbaud est
particulier. D’abord, parce qu’il a, à sa manière, raconté sa
vie, dans Une saison en enfer, et parce que toute son
œuvre, vers et prose, comporte une dimension autobiographique, plus
ou moins affirmée. Cela dit, il faut aussi dénoncer la dictature du
biographisme dans le commentaire. Et il n’est interdit à personne
de lire un poème sans rien savoir de son auteur.
JB
Accordez-vous de
l'importance à ce qu'on appelle parfois la seconde vie de Rimbaud, à
partir du moment où il se désintéresse de son aventure poétique ?
AG
Quand je préparais ma
thèse et que je fréquentais le séminaire de Louis Forestier, nous
débattions fréquemment de cette question, et à l’époque, tout
ce que Rimbaud avait pu écrire après 1875 ne m’intéressait pas
vraiment. J’ai dû m’y intéresser par la force des choses,
lorsque j’ai préparé l’édition des Œuvres complètes
de la Pléiade. Et j’ai découvert les lettres de Harar et d’Aden,
qui sont elles aussi marquées par un destin. Certaines d’entre
elles, celles par exemple qui traitent de politique ou qui sont
relatives à des expéditions, sont captivantes. Mais je maintiens
l’argument selon lequel le poète s'est définitivement éloigné.
JB
Quelles sont les raisons,
selon vous, de cet éloignement et du mystère de ce que l'on a
souvent nommé le silence de Rimbaud ?
AG
Elles
ne sont pas mystérieuses, ces raisons. On en fait souvent une grande
énigme, qui ne m'apparaît pas comme telle. Rimbaud n'a pas été
encouragé dans sa vie littéraire. Il a à peine publié quelques
poèmes et un petit livre à compte d'auteur. On a besoin, pour
maintenir une activité, qu'un encouragement vienne de l'extérieur.
Il ne l’a pas eu et je vois comme tout naturel le passage à une
autre activité, après une expérience déçue. Il avait aussi
compris qu'il était nécessaire de gagner sa vie. Ce qui reste
mystérieux peut-être, c'est son implantation dans un lieu du monde
où il ne semble pas avoir été heureux. Mais pouvait-il être
heureux quelque part ?
JB
S'il fallait trouver un
défaut à Rimbaud, quel serait-il ?
AG
Il n’était pas
sociable. Il a multiplié les problèmes relationnels. Tout le monde
a été frappé par son mutisme, comme s’il avait tiré vers le
silence les conséquences de la théorie baudelairienne de
l’incommunicabilité.
JB
L’influence de Verlaine
a-t-elle été positive ?
AG
Très positive. Verlaine
a été parmi ceux qui l’ont encouragé, et celui qui l’a fait le
mieux. On ne peut contester non plus l’influence qu’il a eue sur
Rimbaud, leur partenariat dans l’idée de faire bouger le vers.
JB
Il lui a quand même
donné un coup de revolver !
AG
Pour une histoire qui
n'était quand même pas directement liée à leur production
littéraire.
JB
Avez-vous de l'intérêt
pour d'autres écrivains ?
AG
Principalement pour
Baudelaire, mais aussi pour Sainte-Beuve, pour Huysmans.
JB
Que pensez-vous de
l’université actuelle ?
AG
Je ne suis pas sûr
qu'elle suive une bonne évolution, en France et en général dans
les pays d'Europe. L’institution a subi le choc de quelques lois
malencontreuses, parfois même inspirées par l'ignorance de
l'université et de sa mission.
JB
La relève des
rimbaldiens est-elle assurée ?
AG
La relève est assurée
en général pour les études littéraires. En ce qui concerne
Rimbaud, je ne sais pas trop. Même s’il existe quelques jeunes
chercheurs que l’on peut distinguer, ils sont moins nombreux que
ceux de ma génération. Et le milieu rimbaldien actuel est très
éclaté.
JB
Il part en mille
morceaux.
AG
Il existait, comme je
vous l'ai dit, quand je préparais ma thèse, une fédération de
chercheurs. Ils se réunissaient et échangeaient des idées. On n’en
est plus là.
JB
Pourtant je retrouve dans
un texte de Louis Forestier écrit en 1972 : « les
rimbaldiens feraient mieux d'échanger des idées au lieu d'échanger
des insultes ».
AG
Certes, en 1972, il y
avait déjà des débats assez vifs et dans les années 1970, j’ai
connu la querelle sur la thèse dite de l’illisibilité promue par
Atle Kittang et relayée par Tzvetan Todorov. Mais les clivages
auxquels Louis Forestier faisait allusion en 1972 étaient la
conséquence des positions prises par Étiemble et des réactions à
ses positions, venant principalement de la Société des amis de
Rimbaud, présidée par Pierre Petitfils. Cela dit, l’élève
d’Étiemble que j’étais a été très bien accueilli par Suzanne
Briet et Pierre Petitfils. Ils animaient une revue, Rimbaud
vivant, qui existe toujours et fait de louables efforts pour
continuer d’exister.
Fin de l'entretien.
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