Hommage
à Mario Matucci
Allocution
prononcée à l’université de Pise le 21 septembre 1993
Dans
l’univers intellectuel de Mario Matucci, on rencontre Marivaux,
Benjamin Constant, Rimbaud. On y croise également des auteurs moins
célèbres, comme Bourget, ou Saint-Martin, le « philosophe
inconnu », cher à Sainte-Beuve. Ce sont des choix libres,
issus d’un contact direct avec les œuvres. Dans ce bel éclectisme,
Rimbaud domine. Il est la figure récurrente. Tout comme Mario
Matucci est la forte personnalité du rimbaldisme en Italie. La
contribution italienne aux études sur Rimbaud, il faut le rappeler,
est l’une des plus vivantes et des plus riches. En saluant Mario
Matucci, je salue à travers lui les rimbaldiens italiens. D’autant
que la plupart d’entre eux se sont réclamés ou se réclament de
lui. Mais nous sommes tous ses disciples, au-delà des frontières.
D’abord parce que dans un domaine où les hypothèses sont souvent
fragiles et où tant de livres sont inutiles, où tant d’arguments
sont contestables, dans un domaine où nous avons tous les jours à
nous méfier, à retourner aux textes, aux faits, à l’histoire, le
point de vue de Mario Matucci a toujours été exemplaire. Il n’a
jamais laissé de côté la raison critique. Un avis qu’il a
exprimé en 1952 vaut toujours ; ses travaux de critique
historique sur Rimbaud en Abyssinie n’ont pas même à être
retouchés.
Mais une autre raison le place au sommet de nos études :
il est un rimbaldien complet, – éditeur et traducteur, historien
et philologue, exégète de la lettre et de l’esprit, attentif au
Rimbaud de l’œuvre littéraire et à l’aventurier d’Abyssinie.
Cette dualité, nous la retrouvons dans le titre de son dernier livre
sur Rimbaud : Les Deux
Visages de Rimbaud,
qui montre bien ce double appel, vers la vie et vers l’œuvre, vers
le poète et vers le « négociant » d’Afrique et
d’Asie. Comme nous la retrouvons dans le titre que Mario Matucci a
choisi pour réunir les actes du colloque qu’il a organisé à
Grosseto en septembre 1985 : Arthur Rimbaud :
poesia e avventura.
Dans son esprit, les deux visages de Rimbaud s’éclairent
mutuellement. Et les thèmes qu’il aborde sont souvent au confluent
de deux identités. Il s’est penché ainsi sur la question des
filiations, sur celle en particulier qui relie Rimbaud à Baudelaire.
Il s’est aussi intéressé à la notion d’échec, à l’angle
des deux vies. Et il a toujours gardé à l’esprit la modernité
poétique, en éditant et en commentant prioritairement Une
saison en enfer
et les Illuminations.
En essayant de comprendre la dialectique des deux vies et celle de la
vie et de l’œuvre, il a contribué à la définition de la poésie
moderne.
Il faut saluer également son rôle éminent de fondateur
d’une activité critique, celle de l’édition savante. Publiée
en 1952, son édition des Illuminations,
contemporaine des travaux d’Étiemble et suivant de peu la thèse
de Bouillane de Lacoste, est la première grande édition annotée,
avant Suzanne Bernard et Antoine Adam. Dans sa préface, il y
proclame la « primauté du texte ». Et l’une des plus
belles idées du centenaire de 1991 a été la réédition de ce
livre, à l’initiative de Sergio Sacchi. Qu’est-ce que le souci
de « la primauté du texte » ? C’est, en l’espèce,
une forme de sagesse qui permet de mieux comprendre la relation entre
les deux œuvres en prose de Rimbaud, de mieux comprendre ce qui a
joint et disjoint ces deux projets, l’un précédant l’autre mais
se prolongeant au-delà. Reprenant la suggestion de Gustave Kahn,
voici ce qu’écrit Mario Matucci à propos des Illuminations :
« esse si prolungano nel tempo senza un piano di composizione
ben determinato, rifflettendo i diversi stadi del sviluppo e del
declino della forza e del metodo del “Voyant” ». Voilà
admirablement situés, en trois lignes, les poèmes en prose de
Rimbaud, ce projet qui ne s’est jamais véritablement déterminé,
qui est l’agonie lumineuse du poéticien de 1871 et l’une des
perspectives, la principale peut-être, de la poésie moderne.
Dès
1952, Mario Matucci, conformément au témoignage de Verlaine,
plaçait un terme à la poésie de Rimbaud : 1875, s’éloignant
ainsi des fausses audaces d’Antoine Adam et de quelques autres,
leur chronologie prolongée n’ayant d’autre but que d’autoriser
une explication exclusivement référentielle des Illuminations.
Mario Matucci ne fait pas cette confusion. Ce qu’il rend solidaire,
par la philosophie que lui inspire la poésie de Rimbaud, il le
distingue dans la méthode : au texte poétique,
l’interprétation non réductrice ; à la vie, à l’histoire,
les instruments de la critique historique.
Dans
son livre de 1962, Le
Dernier Visage de Rimbaud en Afrique,
suivi d’un article important, sur « La malchance de
Rimbaud », publié en août-septembre 1966 dans Critique,
Mario Matucci choisit de contredire quelques-unes des hypothèses
soutenues par Enid Starkie dans son Rimbaud
en Abyssinie
en 1937. Il s’agissait principalement des trafics imputés à
Rimbaud par Enid Starkie, du trafic d’armes, sujet sensible déjà,
et surtout du trafic d’esclaves, sujet plus sensible encore. Enid
Starkie s’était autorisée quelques facilités de déduction, pour
accuser Rimbaud d’avoir pratiqué le trafic d’esclaves. Elle
avait oublié ou censuré une petite phrase, apparue dans la lettre
d’Alfred Ilg à Rimbaud du 23 août 1890 : « Je
reconnais absolument vos bonnes intentions ». Nul ne sait
exactement ce qu’était ces « intentions », mais Alfred
Ilg pouvait les trouver « bonnes ». En l’absence de
documents, en l’absence de faits avérés, il faut donc dénoncer
la légende et tout ce qui lui donne prise. C’est à cela que Mario
Matucci s’emploie dans son livre. Non seulement il réfute Enid
Starkie, en dénonçant une négligence de méthode, mais il établit
une version plus vraie, qui tient compte également de ce qu’Enid
Starkie avait pu légitimement affirmer. Il travaille en historien,
attentif aux contextes, et la connaissance de la vie même de Rimbaud
en Afrique lui doit beaucoup.
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