mercredi 6 avril 2022

Un poème de Rimbaud sous le signe de Verlaine

 


Le poème Est-elle almée ? est considéré comme un des plus mystérieux de Rimbaud. Les éditions de références en donnent en général très peu de commentaires comme si elles craignaient de s’affronter aux difficultés.

Le but de cet article est de faire le point ici sur ce que l’on peut dire sur cet étrange poème.

À la première lecture on est frappé par deux termes très rares : le premier est almée, le second est feues. On connaît le sens de ces mots. Il est précisé dans le dictionnaire Bescherelle  où  Rimbaud a pu les trouver.


Almée est une femme faisant profession d’improviser des vers, de chanter et de danser dans les fêtes publiques qui sont peut-être les fêtes de nuit dont on parle dans le dernier vers. feues est un adjectif qui signifie : débarrassées de la vie. Les fleurs feues sont des fleurs défuntes, c’est-à-dire fanées.

Les premières heures bleues seraient celles du matin. On connaissait les soirs bleus du poème Sensation.


On a observé que l’expression C’est trop beau ! se retrouve dans le poème Plates-bandes d’amarantes dont le titre pourrait être juillet. Comme le poème Est-elle almée est bien daté de juillet 1872 on a pu penser qu’il a été écrit à Bruxelles pendant le compagnonnage avec Verlaine. On est étonné que dans une notice du récent dictionnaire Rimbaud Alain Chevrier écrive : « L’exclamation « C’est trop beau ! » se trouve dans une féerie du mois précédent, Jeune ménage. » C’est inexact. 


La ville énormément florissante dont il est question dans le poème pourrait être Bruxelles, mais cette identification ne sert pas à grand-chose.


Concernant la forme, le poème est formé de deux quatrains à rimes plates et toutes féminines. Les vers sont de onze pieds appelés hendécasyllabes. On a peu souligné que ce type de vers a été utilisé simultanément par Verlaine et Rimbaud à partir de 1872. Ainsi Louis Forestier écrit fort justement : « Durant l’année 1872, notamment, leurs oeuvres interfèrent et se complètent . En sorte qu’on ne saurait lire un poème comme Plates-bandes d’amarantes sans le rapprocher des « Paysages belges » dans les Romances sans paroles ».

Pour ma part, j’ai longuement signalé que la nouvelle poétique de Verlaine et Rimbaud provenait des discussions que les deux poètes ont eues autour du traité de Banville. 


Dans le second quatrain « La chanson du Corsaire » est une énigme. Selon Pierre Brunel « l’identification est impossible et d’ailleurs inutile. » Il ajoute qu’il est notamment inutile de chercher du côté de Byron. Ce n’est pas l’avis de David Ducoffre qui développe l’idée contraire dans un article récent de son blog.


Examinons les derniers vers :


Et aussi puisque les derniers masques crurent 

Encore aux fêtes de la nuit sur la mer pure.


Remarquons au passage la licence « crurent »/« pure ». Les « masques » font penser à ceux d’un carnaval comme celui de Venise. On peut aussi songer aux Fêtes galantes de Verlaine.


Il me semble à ce propos que le poème est le plus verlainien des poèmes de Rimbaud écrit en 1872. On a trop insisté sur l’influence de Rimbaud à cette époque sans vraiment examiner l’inverse. L’atmosphère vaporeuse, l’impression de clarté lunaire, le flou et l’indicible, les visions d’un rêve, l’imprécision voulue en font un chef-d’oeuvre du genre. 


Rimbaud n’a pas reproduit le poème dans sa Saison en enfer où il aurait pu avoir sa place comme étude.


On peut lire le poème et l’apprécier comme une musique sans vraiment en chercher le sens. Cependant le rôle du critique est d’expliquer. On ne perd rien à le faire car Rimbaud use d’un art consommé. Si le poème est mystérieux, Rimbaud l’a voulu comme tel. Il a réservé la traduction. Chaque mot, chaque expression n’est pas gratuite. On ne sera jamais déçu de l’analyser. Voyez par exemple l’usage du subjonctif « où l’on sente » qui indique que la scène est vécue dans l’imaginaire.

vendredi 4 mars 2022

Rimbaud et la guerre

Peinture de la guerre de 1870. DR.

 Rimbaud et la guerre


Rimbaud pendant son activité poétique a connu deux guerres. La guerre franco-allemande de 1870 et la guerre civile de la Commune en 1871.


On sait que Rimbaud écrivait des poèmes avant ces guerres, mais on sait aussi que ces deux évènements l’ont considérablement marqué. La lettre du Voyant en témoigne. On peut se demander ce qu’il se serait passé si Rimbaud n’avait pas connu la guerre. Il est probable que son art poétique aurait été différent. La guerre est un bouleversement complet. C’est dans ces périodes que des mouvements pacifistes apparaissent. Si l’on s’en tient aux écrits du poète, il a pu paraître pacifiste en 1870 avec un poème comme Le Dormeur du Val, mais en 1871  la situation évolue, notamment dans une lettre à Izambard il écrit « les colères folles me poussent vers la bataille de Paris »


Dans les  poèmes qui font allusion à la guerre de 1870 Le Dormeur du Val est une peinture d’un soldat mort qui est malheureusement toujours actuelle. Depuis assez longtemps l’Europe n’avait pas connu la guerre. On pouvait espérer que ce soit fini. On avait tort.


Dans ce qu’il est convenu d’appeler sa seconde vie Rimbaud espère devenir reporter de guerre pour le journal Le Temps. Paul Bourde à qui Rimbaud avait écrit lui répondra en 1888 : « il ne faut plus songer à une correspondance pour une guerre qui ne se ferra pas »

jeudi 17 février 2022

Rimbaud en feu

Jean-Michel Djian se rend ce samedi à l’invitation d’Alain Tourneux pour parler de sa pièce de théâtre Rimbaud en feu. Cette pièce est jouée en ce moment à Paris au théâtre Antoine jusqu’au 12 mars. C’est l’excellent acteur Jean-Pierre Daroussin qui joue le rôle d’un Rimbaud de 70 ans qui se retrouve en 1924 dans un hôpital psychiatrique à Charleville. Ce n’est pas la première fois qu’une fiction sur Rimbaud est réalisée. La plus connue est celle de Dominique Noguez qui racontait que Rimbaud était reçu à l’Académie française en 1930.


La pièce écrite par Djian se conçoit comme une collaboration avec Jean-Pierre Daroussin, comme l’auteur le dit dans son avant-propos : « J’ai avant tout écrit ce texte pour mon ami Jean-Pierre Daroussin que je considère comme un acteur hors du commun »


De quoi s’agit-il ? On ne sait pas trop comment Rimbaud s’évade de l’hôpital de Marseille juste avant sa mort et réussi à faire croire qu’il y est bien mort. On ne sait pas trop non plus comment il se retrouve à Charleville dans une chambre d’un  hôpital psychiatrique. Peu importe finalement. Il suffit d’y croire. Il est entouré de ses livres et boit de l’absinthe qu’il a dissimulée sous son matelas. C’est l’occasion aussi de donner une petite anthologie de textes rimbaldiens qui s’égrènent pendant la pièce : Une saison en enfer, Le Bateau ivre, Le sonnet du trou du cul, Les effarés, Oraison du soirLes réparties de Nina, L’éternité.


Cette pièce n’est pas destinée aux seuls spécialistes de Rimbaud, d’ailleurs Jean-Michel Djian n’en est pas un. Il se trompe quand il dit que Rimbaud n’aimait pas sa mère et que c’est une vraie méchante. Les rapports entre Arthur et sa mère sont plus complexes. Il n’est pas possible que Rimbaud prenne la main de Djami le dimanche 26 juillet 1891. À cette date Rimbaud est parti de l’hôpital de Marseille pour retrouver sa famille. Son domestique, il l’avait laissé à Aden.


On apprend cependant des anecdotes exactes et amusantes : celle du médecin américain Duncan MacDougall avait fait des expériences en 1907 avec des cadavres pour peser l’âme humaine qu’il avait évaluée à 21 grammes. Cette histoire est authentique et avait créé une polémique. Rimbaud donne cette information à son infirmier.


Dans l’ensemble hormis les petites inexactitudes que le public ne verra pas, la pièce  est bien écrite et intéressante. Rimbaud dialogue avec Breton, Michaux et Léo Ferré. Daroussin est remarquable. On peut regretter que le public ne se presse pas plus nombreux pour cette pièce. 

Il est encore temps d’y aller ! 

Il est aussi encore temps d’aller 16 rue Monsieur-Le Prince samedi 19 février pour assister à la conférence de Jean-Michel Djian à 14 heures 30 pour Les Amis de Rimbaud.


Jean-Michel Djian avait publié en 2015 un documentaire intitulé Rimbaudle roman de Harar où l’on retrouve notamment Jean-Jacques Lefrère, Claude Jeancolas, Alain Borer, Alain Tourneux, Philippe Sollers. On peut lire aussi la critique que j’y avais donnée à l’époque.


Djian avait écrit aussi un pamphlet Les Rimbaldolâtres dans lequel j’étais (injustement) malmené…

dimanche 6 février 2022

Le temps rimbaldien

 


À l’époque de Rimbaud on peut dire que le chemin de fer modifie la notion de temps. Parcourir une longue distance rapidement fait gagner du temps. Les progrès scientifiques caractérisent la fin du 19e siècle. Ainsi, Rimbaud s’écrit dans Une saison en enfer : « Ah la science ne va pas assez vite » « et la science est trop lente ».


Quelle fut pour Rimbaud la notion de temps dans la période de sa création poétique ?


N’oublions pas que c’est un adolescent. Tout ce que nous connaissons du poète indique qu’il est impatient. Impatient de faire connaître ses vers, écrivant de nombreuses lettres à ceux qui pourraient l’aider, comme Banville ou Demeny. En examinant son œuvre on observe une évolution rapide. Il renie rapidement les vers de 1870 comme ceux de l’année 1871. Les alexandrins deviennent dépassés après avoir atteint leurs sommets dans Le Bateau ivre et Voyelles. C’est alors le temps des vers « mauvais » aux césures et aux rimes insaisissables. Puis la prose devint son aboutissement.


Son oeuvre témoigne donc de son désir de brûler les étapes. La notion de temps est particulièrement intéressante dans Une saison en enfer. Le titre même de cette œuvre indique que l’on se place dans le cadre d’une durée déterminée : une saison. Durée limitée qui s’inscrit dans l’éternité de l’enfer. La notion d’éternité fait d’ailleurs l’objet d’un poème d’Alchimie du verbe. Tout le prologue d’Une saison en enfer est construit sur l’opposition du passé et du présent comme : «  jadis si je me souviens bien » puis « or tout dernièrement… »


Les Illuminations sont aussi à convoquer sur ce thème. Dans Vagabonds on voit Rimbaud « pressé de trouver le lieu et la formule ». Barbare se situe au delà du temps « Bien après les jours et les saisons ». Génie se définit comme « l’affection et le présent », mais aussi comme « l’affection et l’avenir »


Ce bref article gagnerait bien sûr à être complété par ceux qui ont des idées sur ce sujet.

mardi 28 décembre 2021

Rimbaud et la métaphysique

 


Rimbaud et la métaphysique


Tout récemment une sonde a été envoyée dans l’espace pour étudier le mystère de l’origine de l’univers.

De tout temps les hommes ont observé le ciel, la lune le soleil et les étoiles. À la fin du 19e siècle on commençait à connaître la situation de la planète terre dans l’espace. À cette époque l’astronome Camille Flammarion avait publié de nombreux ouvrages sur ce sujet. Rimbaud fut sensible assez tôt au mystère de l’univers comme le montrent les vers de Credo in Unam envoyés à Banville le 14 mai 1870, mais écrits le 29 avril 1870 :


Pourquoi l'azur muet et l'espace insondable ?
Pourquoi les astres d'or fourmillant comme un sable ?
Si l'on montait toujours, que verrait-on là-haut ?
Un Pasteur mène-t-il cet immense troupeau
De mondes cheminant dans l'horreur de l'espace ?
Et tous ces mondes-là, que l'éther vaste embrasse,
Vibrent-ils aux accents d'une éternelle voix ?
— Et l'Homme, peut-il voir ? peut-il dire : Je crois ?
La voix de la pensée est-elle plus qu'un rêve ?
Si l'homme naît si tôt, si la vie est si brève,
D'où vient-il ? Sombre-t-il dans l'Océan profond
Des Germes, des Fœtus, des Embryons, au fond
De l'immense Creuset d'où la Mère-Nature
Le ressuscitera, vivante créature,
Pour aimer dans la rose, et croître dans les blés ?...

Nous ne pouvons savoir ! — Nous sommes accablés
D'un manteau d'ignorance et d'étroites chimères !
Singes d'hommes tombés de la vulve des mères,
Notre pâle raison nous cache l'infini !


Ces idées n’étaient peut-être pas complètement originales, mais n’oublions pas que Rimbaud n’a que 15 ans quand il écrit ce poème.


Cependant un an plus tard quand le génie du poète explose une idée profondément originale surgit. Ce n’est plus le mystère de l’univers mais le mystère de l’âme que Rimbaud décide d’explorer : « La première étude de l'homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l'inspecte, il la tente, l'apprend. Dès qu'il la sait, il doit la cultiver ; Cela semble simple : en tout cerveau s'accomplit un développement naturel ; tant d'égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d'autres qui s'attribuent leur progrès intellectuel ! — Mais il s'agit de faire l'âme monstrueuse : à l'instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s'implantant et se cultivant des verrues sur le visage. »


Il ne s’agit plus ici d’explorer l’univers, mais d’explorer l’âme humaine et de tenter de la sonder. L’idée profonde et nouvelle tient dans cette remarquable formule : « Je est un autre ». Pour Rimbaud il faut avoir du « moi » de l’individu une autre vision. Il estime que nous ne sommes pas les auteurs de notre pensée et ceci mérite une explication. Pour Rimbaud notre pensée est le résultat de toutes les autres, de ce que l’on a lu ; et ce que nous pensons est le fruit d’idées collectives qui sont dans l’air du temps. Un homme quelconque n’a pas d’idées originales. Mais le poète arrive à l’inconnu par un travail sur lui-même. Il cultive une âme « déjà riche plus qu’aucun ».


Pour le dire autrement, l’âme est le miroir inversé du monde extérieur. Elle est insondable elle aussi. On peut concevoir le mystère de la vie en observant le monde extérieur, l’univers infini ; mais le monde intérieur est aussi mystérieux. Chaque être humain observe le monde à travers ces deux mondes. Le profond mystère de l’être est là. Il appartient aux scientifiques de l’étudier, mais des poètes comme Rimbaud ont aussi leur mot à dire. Rimbaud a cru un moment être un Dieu. Il a pensé qu’il allait découvrir un grand secret. Mais cela n’a pas duré. Il s’est opéré vivant de la poésie comme l’a dit Mallarmé. Il avait cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Il se rendra au sol avec une réalité rugueuse à étreindre.

mardi 14 décembre 2021

Rimbaud et Mesmer

 

DR. BNF.




Les Chercheuses de poux


Quand le front de l'enfant, plein de rouges tourmentes,

Implore l'essaim blanc des rêves indistincts,

Il vient près de son lit deux grandes sœurs charmantes

Avec de frêles doigts aux ongles argentins.


Elles assoient l'enfant auprès d'une croisée

Grande ouverte où l'air bleu baigne un fouillis de fleurs,

Et dans ses lourds cheveux où tombe la rosée

Promènent leurs doigts fins, terribles et charmeurs.


Il écoute chanter leurs haleines craintives

Qui fleurent de longs miels végétaux et rosés

Et qu'interrompt parfois un sifflement, salives

Reprises sur la lèvre ou désirs de baisers.


Il entend leurs cils noirs battant sous les silences

Parfumés ; et leurs doigts électriques et doux

Font crépiter parmi ses grises indolences

Sous leurs ongles royaux la mort des petits poux.


Voilà que monte en lui le vin de la Paresse,

Soupirs d'harmonica qui pourrait délirer ;

L'enfant se sent, selon la lenteur des caresses,

Sourdre et mourir sans cesse un désir de pleurer.



Dans le poème  Les Chercheuses de poux  on trouve à la fin un vers étrange : 


Soupir d'harmonica qui pourrait délirer ;


En recherchant les occurrences qui associent harmonica et délire, 


On trouve la description d’une séance de magnétisme chez le célèbre Mesmer que Rimbaud a pu lire.



Mesmer justifié.1784. DR.


Mais que viendrait faire Mesmer dans cette histoire de chercheuses de poux ? On a cru longtemps que le poème Les Chercheuses de poux avait une origine biographique à cause de plusieurs témoignages. Izambard, d’abord prétendait que c’étaient les sœurs Gindre qui avaient épouillé Rimbaud. Mathilde Verlaine  raconte qu’elle avait retrouvé des poux dans le lit du poète et Verlaine expliquait qu’il s’amusait à jeter des poux en passant à côté des prêtres. Mais ces anecdotes ne prouvent rien. Il semble bien que le poème ait une toute autre portée. On est en droit de penser que Les Chercheuses de poux dont on a aucun manuscrit a été composé à Paris en 1871, donc après l’arrivée de Rimbaud en septembre. La grande majorité des poèmes de 1871 ont une signification politique en rapport souvent avec la Commune. Les Chercheuses de poux semblent être une exception. Cependant en y regardant d’un peu plus près « les rouges tourmentes » du premier vers nous ramènent à un sens révolutionnaire


L’allusion à Mesmer pourrait avoir un sens politique. À l’époque de Rimbaud Mesmer était connu pour être un charlatan qui avait fait fortune en exploitant la crédulité des riches de la société qu’il électrisait dans des baquets. C’était souvent des aristocrates auxquels font peut-être allusion les « ongles royaux ». La lecture d’un texte de Mesmer a peut-être inspiré à Rimbaud d’autres poèmes. Le thème du charlatan existe dans Une Saison en enfer. Et que dire alors de « la comédie magnétique » de Parade et de ses charlatans ?